Littérature étrangère

Jón Kalman Stefánsson

D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds

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photo libraire

Chronique de Michel Edo

Librairie Lucioles (Vienne)

À Keflavik, on ne vit pas, on survit. D’ailleurs, comme l’indiquent ces quelques mots placés en exergue du premier chapitre, « Keflavik n’existe pas ». C’est une terre hostile, aride, battue par les vents, un sol de lave noire où rien ne pousse. Ari a grandi là, puis il est parti. Fuyant afin d’exister.

Jadis, Odur le grand-père a fondé le mythe familial en obtenant, à force de volonté, le commandement d’un bateau de pêche. C’est lui aussi, qui, adolescent, a décidé d’attendre de nombreuses années celle qu’il s’était promis d’épouser, Margret. La belle et forte Margret qui vivra le destin de ces femmes de pêcheur condamnées à attendre, anxieuses, parfois jusqu’à la folie, le retour du mari en portant leur enfant. C’était le temps d’avant, celui d’une Islande sauvage et maîtresse de sa destinée. C’est dans les passages consacrés au grand-père que l’on retrouve le plus la puissance d’évocation poétique de Stefánsson. Lorsqu’il évoque Ari et sa jeunesse à Keflavik, Stefánsson se montre plus descriptif, moins lyrique. Il mêle réflexion intime et considérations politiques. Ari est le petit-fils d’Odur. Il est dans l’avion qui le ramène du Danemark, où il a refait sa vie, vers sa terre natale. Sur ses genoux, une enveloppe contenant une photo de lui enfant, ainsi que le diplôme de commandant de marine de son grand-père. Ari a quitté sa ville, sa famille, parce qu’il ne pouvait plus vivre avec ses souvenirs. C’est pourtant bien vers sa mémoire et celle de trois générations d’Islandais qu’Ari se dirige. Les zones restées obscures de son adolescence, mais aussi peut-être les raisons de l’échec de son mariage, les non-dits familiaux, tout ceci s’éclaire progressivement d’un jour nouveau. Le roman se déploie entre la vie du grand-père, la jeunesse d’Ari et son retour à Keflavik. Stefánsson établit un parallèle entre une Islande qui a idéalisé son histoire, ce pays où la rigueur prémunissait contre les influences extérieures et l’uniformisation en cours.

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