L’Incendiaire est-il un roman qui vous travaillait depuis longtemps ?
Constance Rivière C'est un livre sur lequel je travaille depuis de nombreuses années, commencé bien avant les deux précédents. J'ai fait beaucoup de recherches sur le contexte, sur l'usine de produits chimiques mais surtout sur le sujet lui-même qui tourne autour de la question des lanceurs d'alerte. Mon premier roman parlait d'une femme mythomane. Comme tout le monde avait envie d'adhérer à son histoire, elle était crue, sans même qu'aucune question ne lui soit posée. Quelque temps après, j'ai travaillé sur les lanceurs d'alerte pour essayer d'améliorer leur statut juridique et je me suis rendu compte qu'ils étaient l'exact antagoniste de l'imposteur, c’est-à-dire une personne qui dit la vérité et que personne n'écoute, que le système s'acharne à faire taire. C'est à ce moment-là qu'est né le personnage d'Alexandra. Je voulais qu’elle puisse être chacune d'entre nous : le fait qu'elle soit une femme n'est pas anodin dans le livre. Elle dénonce des choses qui pourraient être facilement corrigées, pour en finir avec l'image du lanceur d'alerte héroïque qui dévoile des secrets d'État. Les lanceurs d'alerte travaillent dans des hôpitaux, dans des centres médico-éducatifs, dans des mairies. Ils essaient de dire des choses simples mais qui dérangent, alors personne ne les écoute.
Être une femme est-il un handicap supplémentaire pour un lanceur d'alerte ?
C. R. La société n'accueille pas de la même manière une parole d'homme et une parole de femme lorsqu'il s'agit de dire une vérité qui dérange. Le livre est habité par plusieurs figures et en particulier celle de Cassandre. J'interroge en arrière fond les origines de sa malédiction mais aussi la manière dont la figure contemporaine de Cassandre est souvent moquée et humiliée, comme si on assumait l'idée qu'il y a des choses que la société n'a pas besoin d'entendre. Alexandra est une héroïne parce qu'elle ne se résoud pas à l'idée de taire un réel danger, même s’il ne relève pas de sa responsabilité : elle sait que l'usine peut prendre feu.
Pourquoi Alexandra qui, au fond, pourrait ne rien n'en avoir à faire, décide de s'entêter, quitte à se détruire ?
C. R. C’est une figure issue de la respectabilité et peut-être a-t-elle mis une distance avec son milieu pour remettre en cause l'autorité. Ce que j'ai compris en rencontrant les lanceurs et lanceuses d'alerte, c'est qu’à partir du moment où ils savaient que ce qu'ils disaient était la vérité, ils ne pouvaient renoncer à la dire, quitte à être brisés par la connivence de ceux qui ne voulaient pas entendre.
En contrepoint d'Alexandra, il y a Paul Loxias, le directeur de l'usine. Qu'incarne cet homme ?
C. R. Cet homme incarne l'ordre social, la société qui ne veut pas se remettre en cause et surtout si cette remise en cause provient d’un subalterne. Il représente un des maux de notre société qui est de considérer qu'il faut avancer, que le doute et la nuance sont des faiblesses qu'il faut faire taire, que ce soit dans le domaine économique ou dans le domaine politique.
La forme du livre est aisément reconnaissable et très codifiée. Pourquoi ce parti pris ?
C. R. Le livre est construit autour d'un enchaînement implacable qui reprend les codes de la tragédie tout en les déjouant, en mettant au centre du livre une femme qui est habituellement circonscrite à un rôle annexe. Mais l'idée était de retrouver ces figures antiques qui prennent leur histoire en main face à un destin implacable, avec ici la possibilité d'y échapper.
Alexandra est une jeune femme intellectuelle et libre. Fille du maire de la ville, elle accepte un poste dans une usine de produits chimiques. Très vite, elle se rend compte que des rapports sur la sécurité et la santé publique restent sans réponses et disparaissent. Elle en informe son supérieur Paul Loxias, incarnation de l'hubris masculine néolibérale, qui va s'empresser de tout mettre en œuvre pour la faire taire. Décidant de passer outre, Alexandra s'entête à lui faire entendre raison quand lui, par tous les moyens, la fait passer pour folle. Revisitant le mythe de Cassandre, Constance Rivière rend ici hommage au lanceurs et lanceuses d'alerte qui mettent leur santé et leur vie en jeu au nom de l'intérêt commun.