Littérature étrangère

Salman Rushdie

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits

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photo libraire

Chronique de Michel Edo

Librairie Lucioles (Vienne)

Salman Rushdie est parfaitement entouré d’une fine équipe de communicants qui, très régulièrement, s’arrange pour que l’on parle de lui en le condamnant à mort. Mais pensez-vous que l’homme se repose sur ses royalties ? Non, il est toujours au travail, plus drôle et plus incisif que jamais, pourfendant sans faiblir l’aveuglement religieux et la bêtise, qu’elle vienne d’Orient ou d’Occident.

Pour commencer, il faut remonter 800 ans en arrière ; Averroès est alors en disgrâce. Il a été limogé des hautes fonctions administratives qu’il occupait à Cordoue (Andalousie) à cause du discours philosophique aristotélicien dont il était le grand commentateur. Dans la petite maison de Lucena, ville majoritairement juive d’Andalousie où il a été exilé, il reçoit la visite d’une jeune femme prénommée Dunia, qui se jette dans ses bras et se glisse dans son lit, lui donnant une descendance plus qu’abondante. Ce que ne peut dire Dunia à Averroès, c’est qu’elle est un djinn, une divinité qui a quitté sa céleste résidence par fascination pour les hommes, leurs passions et leur finitude. Elle a jeté son dévolu sur lui par amour de l’intelligence, autant que pour sa barbe fournie. Et c’est sans relâche qu’elle le ramène à la couche nuptiale. Bien évidemment, cet épisode de la vie d’Averroès est inconnu des historiens qui préfèrent ses controverses philosophiques à son intimité. Passons. Cependant, à New York, aujourd’hui, un certain monsieur Geronimo, jardinier de son état, se réveille un matin avec une étrange sensation de flottement qui sera confirmée plus tard par l’expérience dite de la « feuille de papier » qu’il glisse entre le sol et ses pieds. Oui, M. Geronimo flotte, ce qui l’empêche un peu de dormir au début… Mais c’est un pragmatique et il y trouve aussi des avantages. Ce n’est là que le début d’une série d’événements grand-guignolesques qui sèment la panique au sein de la Grosse Pomme. Nouvelle maladie ou soudaine éthération des corps ? Bref plus personne ne comprend rien. Mais quel rapport avec Averroès ? Eh bien, dans un déferlement digne de Ghostbusters (oui, oui, le film avec Bill Murray), les djinns antiques ont brisé leurs chaînes pour envahir l’Amérique et y semer le chaos. Et ceci à la demande de l’autre grand penseur de l’islam médiéval, Al Ghazali, qui, presque mille ans après sa mort, n’a toujours pas digéré le fait qu’Averroès ait réfuté aussi magistralement son chef-d’œuvre, L’Incohérence des philosophes. Il veut pour ainsi dire prouver, par-delà les siècles, le bien-fondé de sa réflexion, à savoir que le salut des hommes est dans la crainte de Dieu et la lecture stricto sensu du Coran. Outre le fait que les djinns ne pensent vraiment sérieusement qu’à la fornication, leur manque de suite dans les idées va permettre à M. Geronimo, qui se trouve être un lointain descendant de Dunia (et bientôt son heureux amant), de contre-attaquer et tenter de les renvoyer d’où ils viennent, avec l’aide d’un jeune Pakistanais qui a malheureusement ouvert cette fameuse porte – mais on l’excusera, vu qu’elle se situait dans sa chambre. Bref, tout ceci risque d’amener de nouveaux problèmes à l’auteur, mais qu’est-ce qu’on rit à la lecture de cette charge férocement intelligente contre la bêtise religieuse élevée en dogme politique. La satire meurt mais ne se rend pas !

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