Littérature étrangère

Joyce Carol Oates

Mudwoman

illustration
photo libraire

Chronique de Catherine Florian

Librairie Violette and co (Paris)

En merveilleuse conteuse, la très prolifique romancière américaine Joyce Carol Oates parvient avec talent à rendre compte de la complexité des êtres humains. Le roman hypnotique Mudwoman et le recueil de nouvelles Cher époux, où la violence suinte à chaque page, en sont de parfaites illustrations.

L’origine de Mudwoman est, dit Oates, très différente de la plupart de ses autres romans. L’histoire est partie de son subconscient, la vision en rêve d’une femme dont le visage était couvert d’un maquillage épais, qui avait séché et s’était craquelé comme de la boue. Hantée par le mystère de cette image, elle a écrit le roman pour comprendre qui était cette femme. Cette quête a abouti à ce livre magistral dont l’héroïne, Meredith Ruth Neukirchen dite M. R., est, reconnaît Oates, très proche d’elle par bien des aspects. M. R. est issue d’un milieu pauvre et va s’élever socialement à une vitesse fulgurante pour devenir une brillante professeure de philosophie, première femme président d’une université prestigieuse, travailleuse acharnée, hyperactive. Elle veut avant tout être aimée et admirée. Mais elle révèle une faille, un passé secret qu’elle a enfoui et qui, peu à peu, refait surface et l’envahit. Le roman saisit ce moment de fêlure. L’horreur des souvenirs de son enfance entre en conjonction avec l’horreur d’une guerre qui s’annonce, celle des États-Unis contre l’Irak au printemps 2003. La folie guette l’éminente présidente d’université comme la folie semble s’emparer de toute la nation. Le pays se laisse aveugler par ses dirigeants qui lui mentent délibérément. Oates décrit comment une femme persiste à vivre malgré ses traumatismes, s’entête à les dépasser pour renaître à soi-même. De la scène inaugurale jusqu’à la scène finale, le lecteur comme l’héroïne ne sait plus s’il s’agit d’un rêve ou de la réalité. L’accélération des scènes imaginées se confondant avec des situations réelles correspond aux incursions de plus en plus précises dans ce passé refoulé qui lui apparaît comme un conte de fées. Car elle sort de la boue au sens propre du terme. Sa mère biologique est une fanatique dérangée qui a tenté de la noyer en l’abandonnant dans un marécage. La Mudgirl (fille de la boue) n’aurait pas dû vivre et elle n’aurait pas dû avoir la place qu’elle a dans la société, d’autant plus qu’elle a été adoptée par un modeste couple de Quakers qu’elle a fui. Culpabilité et sentiment d’illégitimité la submergent. La crise surgit à l’occasion d’une succession d’événements qui vont agir comme des révélateurs. Elle s’affronte à un étudiant aux idées conservatrices. Son autorité est fortement contestée lors d’une réunion avec des financeurs de l’université. Ses propositions progressistes en faveur des femmes, des minorités, des classes défavorisées, heurtent cet aréopage blanc, mâle et fortuné. Elle sortira victorieuse d’une dépression : l’essentiel de la condition humaine n’est pas de comprendre mais de faire l’effort de demeurer humain. À couteaux tirés aurait pu être le titre du recueil Cher époux, tant ces ustensiles tranchants sont utilisés par les différents protagonistes de ces courtes histoires, véritables petits romans où personnages et situations sont rapidement et efficacement campés. « À couteaux tirés » sont également les rapports familiaux et conjugaux qui s’y déclinent. La nouvelle éponyme qui clôt l’ouvrage fait froid dans le dos et montre comment le quotidien le plus banal peut conduire à l’enfer.