Littérature française

Linda Lê

Lame de fond

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photo libraire

Chronique de Catherine Florian

Librairie Violette and co (Paris)

Amoureuse de littérature, Linda Lê s’est nourrie des travaux des plus classiques de ses pairs pour aiguiser son propre style. Avec une écriture ciselée, elle a élaboré une œuvre riche d’une vingtaine de titres pratiquement tous publiés chez Christian Bourgois, éditeur dont elle est l’un des plus beaux fleurons.

Discrètement, elle s’est imposée à la critique puis a acquis une plus grande audience avec ses deux derniers livres, atypiques dans sa production, Cronos, une fable politique, et À l’enfant que je n’aurai pas, un écrit intime. Cette Lame de fond devrait emporter dans son sillage un public encore élargi, tant l’auteure parvient, en développant ses thèmes habituels, à tisser un récit lumineux d’un optimisme évident, moins mortuaire que les précédents malgré l’omniprésence de la mort. Empreint d’un humour léger, le roman, très structuré, progresse de façon limpide dans une langue classique moins sophistiquée que dans ses textes antérieurs. Ses protagonistes y sont plus incarnés et ancrés dans le quotidien. Ce roman polyphonique à quatre voix fait alterner les points de vue et confessions de Van, exilé vietnamien et correcteur pointilleux presque quinquagénaire, qui nous parle du cimetière où il est enterré, de Lou, son épouse, bretonne venue à Paris et directrice d’école, de Laure, sa fille adolescente accro à la blogosphère et usant sans complexe du franglais, d’Ulma, son amante, une belle Eurasienne ayant réussi dans le monde de la mode. Chacun s’exprime au rythme des quatre périodes d’une journée, nuit, aube, midi et crépuscule. La culpabilité plane. Mais, par un travail d’introspection, les personnages se justifient et analysent les conséquences de la lame de fond que constitue une simple lettre : Ulma annonce à Van qu’ils ont tous deux le même père, un fidèle d’Hô Chi Minh, cadre du Parti disparu avant la chute de Saigon – effet tsunami garanti. Le décès « accidentel » de Van, résultant indirectement de cette découverte, agit également comme un raz-de-marée. Il laisse soudainement trois femmes en deuil cultiver la mémoire du défunt. Elles tentent de dépasser le manque pour mieux renaître. Au fil de cette longue journée, sont évoqués la filiation et ses méandres, le couple et son usure, l’amour et ses blessures, ses compromissions et ses lâchetés. Van, arrivé en France à l’âge de 15 ans, se sent en exil permanent, sans réel ancrage même s’il est imprégné de culture occidentale et qu’il a oublié sa langue natale. Il vit comme un séisme la rencontre avec cette fascinante demi-sœur. Grâce à cet amour incestueux, il renoue avec son passé et la culture vietnamienne, lui qui paraphrase Frantz Fanon, « Peau jaune, masque blanc », et ne se sent « ni chair, ni poisson ». Cette passion lui permet de faire revivre le souvenir de sa mère, décédée au Vietnam avant de pouvoir rejoindre son fils qu’elle a incité à émigrer. Il parvient à se réconcilier avec lui-même et à pardonner à son père de l’avoir abandonné. Sont fustigés racisme et xénophobie, dont la résurgence empêche désormais de faire de la France ce qu’elle fut, une terre d’asile. Linda Lê semble avoir beaucoup de points communs avec son héros. En revendiquant une double appartenance, espère-t-elle aussi ne plus vivre dans un flottement permanent et cesser d’errer entre Orient et Occident ?