Essais

Beatriz Preciado

Pornotopie

illustration
photo libraire

Chronique de Catherine Florian

Librairie Violette and co (Paris)

Voici une colossale plongée historique, abondamment illustrée et présentée par une quarantaine de spécialistes, pour mettre au jour la racine du mâle et fournir des outils d’analyse afin de tenter de l’arracher. Car comme le montre l’essai de Beatriz Preciado, elle peut être extrêmement résistante.

Il est question d’une histoire de la virilité, les deux termes sont importants. Virilité et non masculinité, car il ne s’agit pas de proposer un pendant, vingt ans après, à la monumentale Histoire des femmes dirigée par Georges Duby et Michelle Perrot. Une histoire des masculinités aurait pu n’être qu’un simple parallèle, or l’objectif est bien de s’attaquer au mythe, à l’invention qui soutient les inégalités entre les sexes, qui fait perdurer la domination masculine, celui, précisément, de la virilité. Celle-ci serait en crise, mais « la crise est endémique, et elle le restera ». C’est à cette conclusion ouverte que parviennent les trois historiens qui avaient déjà ensemble dirigé une Histoire du corps*. Une virilité qui ne survivrait plus de nos jours qu’à coup de prothèses et de drogues, déconstruite notamment par les théorisations féministes, queer et transgenre. L’expérience, par exemple, menée par Beatriz Preciado et relatée dans Testo Junkie (Grasset, 2008) le met bien en évidence. Elle a pris pendant une période significative de la testostérone et en a mesuré les effets sur son propre corps et sa libido. En quelque sorte, elle pourrait parodier une célèbre injonction : tu seras un homme ma fille ! Ainsi donc la virilité n’est pas atemporelle, intrinsèque au mâle, elle n’est pas donnée par la nature mais produite par un contexte culturel, social et politique, bref, elle a une histoire.

Le premier volume couvre plus d’une vingtaine de siècles, de l’Antiquité grecque et romaine jusqu’à la fin du xviiie siècle, et consacre l’invention de la virilité, du mot latin vir , andreia en grec. Elle définit les qualités de l’homme achevé, parfait, que sont la force physique, la fermeté morale et la puissance sexuelle, assurant une domination. « Sabrer et ne pas se faire sabrer », selon la formule de Paul Veyne, résumerait la situation antique : qu’importe la personne « sabrée », c’est celui qui « pénètre » qui a le pouvoir. Cette matrice restera inchangée malgré les innombrables ruptures : au Moyen Âge avec la chevalerie courtoise, à la Renaissance avec les courtisans efféminés d’Henri III. Seule la philosophie des Lumières l’ébranlera en rejetant le pouvoir absolu, sans que soit remis en cause le rapport aux femmes. La virilité s’affirmera pleinement au XIXe siècle, objet du deuxième volume, dans tous les milieux sociaux et à travers des institutions qui permettront de la fabriquer et de la contrôler : école, armée, clubs, cafés, Église, usines et ateliers… Guerres et colonisation la renforceront dans un patriotisme triomphant. La Première Guerre mondiale, qui a proprement « démembré les mâles » selon l’historienne Joanna Bourke, entame un effondrement du mythe militaro-viril. Concomitamment, les demandes contradictoires de maîtrise de ses pulsions (onanisme) et d’obligation à la vigueur sexuelle sont de plus en plus ressenties comme un fardeau. C’est au XXe siècle, auquel est consacré le troisième volume, que le danger s’affirme. La Seconde Guerre mondiale et les désastres des guerres coloniales achèveront de détruire l’engouement viril pour la prouesse guerrière. Au tournant des années 1960, le malaise est patent, les différents mouvements sociaux bouleverseront ce modèle.

L’essai de Beatriz Preciado, qui, comme nous l’avons vu plus haut, a personnellement exploré ce domaine de la virilité, vient justement illustrer les transformations qui s’opèrent durant cette période clé. Elle livre une étude passionnante de Playboy , le célèbre magazine érotique masculin créé par Hugh Hefner en 1953, qui lui permet d’examiner, sans aucun positionnement moral, la naissance d’un nouveau discours sur la sexualité et de penser la transformation du capitalisme industriel au cours de cette époque charnière qu’est la Guerre froide. Playboy et ses Bunnies, playmates aux oreilles de lapin, est en effet devenu dans les années 1960 un empire en réseau truffé de caméras, avec ses « manoirs » , ses boîtes de nuit, clubs, hôtels, émissions de télévision qui fonctionne comme une industrie de production audio-visuelle sur le sexe. L’auteure parle de la création d’une « pornotopie tout à fait singulière, le premier bordel multimédia de l’histoire » . Le propos militant de Playboy tend à construire une nouvelle identité masculine en opposition à un virilisme de Far West . Il s’adresse au jeune célibataire urbain au foyer et prône un masculinisme hétérosexuel polygame. C’est l’image de Hugh Hefner lui-même, en robe de chambre et chaussons, pipe à la bouche, dans son penthouse, travaillant au milieu de son lit rond ou au bord de sa piscine-grotte entourée de pin-up. Ce discours s’oppose à la fois aux valeurs familiales traditionnelles et aux combats féministes et homosexuels émergeants. Cette nouvelle proposition naît à un moment de flou dans les catégories de la masculinité et de la féminité, lié à la Seconde Guerre mondiale, à l’invention de techniques de modification hormonale et chirurgicale (le traitement des « bébés intersexuels », la première pilule contraceptive, les premières opérations de réassignation sexuelle) et à la publication des études de Kinsey sur la sexualité des Américains. Apparaît ainsi un autre capitalisme, dit pharmaco-pornographique, qui ne finit pas de se déployer de nos jours. Le groupe médiatique Playboy aurait réussi son processus de mythification, créant un imaginaire capable de passer de la société disciplinaire foucaldienne, avec ses structures rigides de gouvernement des vivants (écoles, casernes, prisons, hôpitaux), à cette société pharmaco-pornographique et ses nouvelles formes de production et de contrôle (travail immatériel, cyber surveillance, gestion pharmacologique de reproduction, reality show). Instrument de résistance à l’effacement déjà évoqué d’une virilité archaïque, il aurait aussi participé à la création « d’une masculinité mythique capable d’affronter la crise de l’hétérosexualité au XXe siècle et de faire face aux menaces de la libération féministe et de l’utopie queer et transgenre. »

(* publiée au Seuil (2006), elle vient de paraître en coffret Points-Seuil)