Littérature étrangère

Joseph O’Connor

Le Bal des ombres

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Chronique de Marie Hirigoyen

Librairie Hirigoyen (Bayonne)

Le très irlandais Joseph O’Connor nous happe pour une plongée étourdissante dans le Londres victorien où il décrypte la genèse d’un chef-d’œuvre de la littérature. Gothique et ténébreux en diable !

À Dublin, le jeune Bram Stoker, futur auteur de Dracula, est, à ses heures, critique de théâtre. Henry Irving, le grand comédien shakespearien le remarque et le nomme gestionnaire du Lyceum, théâtre londonien auquel il veut rendre son lustre. Une fois engagée Ellen Terry, l’actrice la plus célèbre de son temps, un triangle asymétrique amical et passionnel se soude pour des décennies où vont se multiplier représentations et tournées à travers le royaume et les États-Unis. Trois destins liés à celui d’un microcosme, ruche vibrionnante où se télescopent dans la plus grande agitation acteurs, costumiers, accessoiristes, sans oublier les rats et les fantômes, au cœur d’une ville hantée par l’ombre de Jack l’éventreur. La double personnalité de Bram Stoker étonne : ami d’Oscar Wilde, figure trouble et flamboyante, l’administrateur rigoureux est attiré par les lieux interlopes et traîne dans les rues la nuit dans une quête inavouée ou inavouable à l’époque. C’est à l’insu de tous, dans un grenier du théâtre, peuplé de revenants qu’il donne vie à sa créature, le comte Dracula, sans doute inspiré par le caractère exacerbé et vampirisant d’Irving. Son roman passe complètement inaperçu de son vivant avant de devenir le mythe que l’on sait, dans la lignée de la littérature anglaise fantastique, aux côtés de Mary Shelley et de Stevenson, comme l’expression de l’envers occulte d’une société en marche vers le progrès industriel et technologique. Joseph O’Connor, l’immense auteur de Redemption Falls et de Muse (Phébus), joue avec délectation sur le thème du double et élabore une architecture narrative où la fiction peut se déployer sous toutes ses formes : lettres, journaux, rêves, descriptions virtuoses, dialogues sur le vif, émaillés de traits d’humour noir soulignant la cruauté cynique du regard anglais sur les Irlandais. Et c’est en bon Irlandais raconteur d’histoires, qu’il convoque le surnaturel et gomme la frontière entre les mondes, visible et invisible, tandis qu’il sème au fil du récit des indices tirés de Dracula. Magistral.

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