Littérature française

Kéthévane Davrichewy

L’Autre Joseph

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Chronique de Marie Hirigoyen

Librairie Hirigoyen (Bayonne)

Géorgiens, ils ont été ensemble acteurs de la révolution bolchevik. L’un deviendra le Tsar rouge, l’autre était l’arrière-grand-père de Kéthévane Davrichewy. En tissant avec subtilité fiction et réalité, elle nous offre une page étonnante de son album de famille.

Si Kéthévane Davrichewy avait déjà exploré son ascendance géorgienne du côté maternel dans La Mer noire (10/18), elle avait laissé dans l’ombre un personnage mystérieux qui flottait dans les limbes de la mythologie familiale paternelle. Elle s’interroge aujourd’hui « sur cette part trouble de (son) ascendance ». Trouble pour le moins extraordinaire, puisque son trisaïeul Joseph Davrichachvili a grandi avec Joseph Djougachvili, le futur Staline, surnommé Sosso à l’époque. Le premier est fils de préfet, le père du second est un cordonnier alcoolique et violent. Dans les rues de Gori, petite ville au pied du Caucase, les deux garçons partagent les mêmes jeux, les bagarres, les cavalcades. Sosso se révèle le meneur brutal de leur petite bande, l’inventif organisateur de sales coups, comme le lâcher d’un porcelet dans la synagogue. En grandissant, à l’écoute des chanteurs ambulants porteurs d’une tradition orale venue du Moyen-Âge, ils seront fascinés par les hauts faits des brigands caucasiens, bandits d’honneur révoltés contre l’occupant russe et défenseurs des pauvres et de l’esprit national géorgien. « Si Staline n’avait pas lu Marx, songera plus tard Joseph, il aurait pu être l’un des fameux bandits du Caucase. » Après des études à Paris où il fréquente des intellectuels imprégnés des idées révolutionnaires, parmi lesquels Lev Rosenfeld, le futur Kamenev, Joseph de retour au pays retrouve Sosso. Ce dernier se fait désormais appeler Koba, nom d’un poète géorgien du xiiie siècle, et se tourne déjà vers le bolchevisme. Joseph, lui, milite pour une Géorgie indépendante. Ils participent ensemble aux émeutes de 1901 et de 1905 à Tiflis, la capitale. Par la suite, Joseph Davrichewy fera figure de pionnier de l’aviation française pendant la Grande Guerre et sortira couvert de médailles de celle de 39-45. Sans oublier ses multiples identités et ses missions dans les services secrets. Kéthévane Davrichewy aurait pu se contenter de faire jouer son talent naturel de narratrice avec un aïeul aussi romanesque et insaisissable. Elle s’interroge : était-il « un lâche ou un héros intrépide et aventurier ? Un engagé politique ou un anarchiste convaincu ? ». Et c’est ce qui fait la singularité de son roman, elle s’interroge surtout sur l’ombre que ce personnage énigmatique fait porter sur les générations qui suivent : « Il se tient à l’écart, se dissimule à travers les lignes de ses mémoires, derrière les mots qui ne sont sans doute pas les siens. Sa vérité s’échappe, à l’infini ». Au-delà du portrait de Joseph l’absent, la démarche de l’auteur est animée d’une question cruciale qui traverse la légende familiale, nourrie par l’incroyable ressemblance physique entre les deux hommes : le futur Staline et lui étaient-ils demi-frères ? En tentant d’apprivoiser cette incertitude, elle rend un délicat et émouvant hommage, en creux, à son père disparu, un père attentif aux siens, « comme s’il comblait les blessures et les manques de la lignée ».

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