Sciences humaines

Jean-Yves Mollier

Panama

✒ Éric-Michel Tosolini

(Librairie Alès, Alès)

Pour l’historien, Panama n’est peut-être pas la capitale du monde rêvée par Bolivar. Mais c’est assurément un entrecroisement de mémoires riches et plus ou moins enfouies, d’hommes, de femmes et d’enfants parfois, de toutes conditions, venus à Panama à partir de 1881 de tous les continents, pour travailler à la construction d’un canal qui changea la face du monde.

Pour les Français et les Européens, le nom de Panama est aussi synonyme d’un énorme scandale politico-financier qui secoua la France jusqu’au plus haut sommet de l’État à partir de 1892. Pendant tout le XXe siècle et jusqu’à la publication des « Panama papers » en 2016, révélant la corruption d’hommes politiques, de personnalités du monde de la finance, des médias, de l’industrie, du sport ou des arts, ce scandale demeura un modèle du genre. Dans les mémoires « traumatiques » américaines (du Sud comme du Nord) sur le sujet, manipulations, désinformations, complots, escroqueries, coups d’État, violences, ségrégations raciales, se succèdent dans une ronde infernale. Les pages que Jean-Yves Mollier consacre à cette aventure politique, financière, technologique et humaine hors normes sont dignes des meilleurs romans noirs. L’Histoire de Panama et de son canal apparaît alors comme la scène primitive d’un monde où seule « la force » règne. Aux États-Unis, qui reprirent le projet de construction du canal après l’échec de la France, l’auteur souligne que la mémoire de Panama est toujours une source de fierté nationale. Ce fut en effet le moment où les ingénieurs du génie militaire et les médecins états-uniens triomphèrent à la face du monde en réussissant la percée de l’isthme, à force de prouesses techniques, de discipline et d’efforts inouïs mais, comme d’habitude, au mépris de la nature et de tant de vies. C’est justement aux mémoires diverses et douloureuses des « héros anonymes du canal », ces « hommes fiers qui ont remué la terre et la jungle » (plus de 10 000 moururent) que l’historien consacre, à mon sens, ses pages les plus étonnantes et les plus émouvantes. Peu ou pas connues, sauf des lecteurs de La Vie scélérate de Maryse Condé, les mémoires de ces bâtisseurs caribéens retrouvent ici leur gravité et dignité. Panama et son canal sont de nouveau au centre de la géopolitique mondiale et le resteront encore longtemps. Ce livre, qui est aussi un bonheur de lecture, nous offre un éclairage historique d’une profondeur et d’une précision inédites. Il faut le savoir de l’historien pour tenter d’apprécier dans le temps long les tensions qui jamais ne manqueront de déchirer l’isthme, dans un monde d’échanges marchands globalisé mais travaillé par le retour des impérialismes et de leurs logiques de domination. Nécessaire.

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