Sciences humaines

Juliette Grange

Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire

Entretien par Éric-Michel Tosolini

(Librairie Alès, Alès)

Dans le combat d’idées, aussi féroce que le combat au corps à corps, quoi de mieux, aujourd’hui encore, qu’un livre pour s’armer intellectuellement et s'engager ? Le dernier ouvrage de Juliette Grange est un redoutable instrument d’information et d'analyse pour affronter la montée de l’éthno nationalisme populiste, dans le monde comme en France.

Est-ce par fidélité à l’esprit des Lumières que vous publiez un nouvel ouvrage où sont nommés et analysés les acteurs et les idées qui nourrissent les deux « extrémismes de droite » en France, aujourd’hui ?

Juliette Grange – Les Lumières ne sont un mouvement homogène que pour leurs détracteurs (Diderot est assez différent de Kant). Ce que mettent en cause les extrémismes de droite, c’est l’esprit des Lumières (le progressisme, la lutte contre l’autorité dogmatique ou absolue), donc aussi le progressisme du XIXe siècle, le rôle de la connaissance scientifique, le libéralisme politique, le républicanisme, les utopies sociales, l’humanisme, l’éducation qui permet le raisonnement individuel civique. Sont mis en cause également les acquis du Front populaire, le programme de la Résistance, les droits de l’Homme, les avancées sociales des Trente glorieuses en termes de mœurs et de sexualité (IVG, etc.).

 

Bien nommer est votre souci. Est-ce pour cela que vous évitez les mots globalisants comme fascisme et utilisez le terme « extrémisme de droite » pour mieux en distinguer deux branches ?

J. G. – La dénonciation des « fachos » par les « antifas » n’est pas toujours inutile mais elle est souvent de l’ordre de la rhétorique et dans la plupart des cas contre performante. Même s’il y a quelques traits communs, les extrémismes actuels ne sont pas des mouvements de masse de même nature que le nazisme ou le fascisme. L’utilisation de ces termes empêche par exemple d’identifier le néoconservatisme, idéologie froide et sophistiquée.

 

« La guerre des idées », théorisée par Gramsci, est devenue un lieu commun du discours de l’extrémisme de droite, lequel entend mener une bataille idéologique sans merci à ses ennemis. Qu’est-ce que la pratique de la « rétorsion » dans ce combat ?

J. G. – La perte du sens des mots est un des instruments de la victoire de l’idéologie d’extrême droite : « submersion migratoire », « woke » ou « islamo-gauchisme » sont des mantras répétés sans que le sens soit clairement affirmé. La rétorsion est un procédé sophistiqué de retournement des arguments et des définitions (exemple : la liberté d’expression est en fait l’autorisation du révisionnisme historique ou de l’expression du racisme) qui s’ajoute à l’usage rhétorique des slogans et rend les citoyens totalement incapables de se repérer politiquement. Si l’on ajoute les théories du complot et la post-vérité, le citoyen pressé et qui lit peu est totalement perdu. Il est alors accessible à tout prêt-à-penser qui lui sera proposé.

 

Quel avenir pour ce fondamentalisme post-moderne et rétrograde, base intellectuelle à l’extrémisme de droite ? Ses contradictions internes peuvent-elles être dépassées ? 

J. G. – Ce fondamentalisme a toutes les chances d’avoir un avenir politique, on le voit aux États-Unis, en Hongrie, en Argentine, etc. Les contradictions existent mais il y a un socle commun (mise en cause de l’État de droit et des droits de l’Homme). L’union des droites en France est en route, espérons que les querelles d’egos et les autres différences idéologiques soient un obstacle. Il est encore temps de s’adresser à l’intelligence des citoyens (du moins à celle de ceux qui sont attentifs ou qui lisent). C’est ce que je m’efforce de faire. Les intellectuels ont préféré l’érudition, la mise en cause post-moderne de la vérité scientifique, du droit ou de l’État. Certains hélas collaborent depuis longtemps, consciemment ou non, à cette montée de l’extrémisme. Les journalistes depuis peu tentent heureusement d’alerter.

 

Dans ce dernier essai, la philosophe Juliette Grange dévoile et analyse les innombrables sources idéologiques des deux extrémismes de droite français. Travail nécessaire qui surprendra quiconque n’est pas familier du dark web ou des publications venant d’outre-Atlantique. Mais l’urgence et la férocité du combat appelaient une réponse claire et  méthodique. Car c’est la confusion qui leur profite, entretenue par des myriades d'associations et d'activistes numériques, favorisées par les technologies digitales qui permettent l’accélération de la circulation des opinions et des émotions. Cette guerre des idées sans merci appelle l’audace.

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