Bande dessinée

Ersin Karabulut

Journal inquiet d'Istanbul, t. 1

illustration

Chronique de Alexandra Villon

Librairie La Madeleine (Lyon)

Le 19 août paraîtra le premier tome de Journal inquiet d’Istanbul d’Ersin Karabulut. Un récit autobiographique à la fois terrible et drôle qui questionne le rôle de l’art et des artistes dans un pays où disposer de sa liberté d’expression peut coûter la vie.

 

Dans ce premier volet qui retrace avec effroi, humour et sensibilité ses débuts de dessinateur, de ses gribouillages d’enfant à ses premières caricatures publiées dans des journaux satiriques, Ersin Karabulut nous raconte la métamorphose d’un rêve d’enfant devenu l’expression d’un combat pour la liberté.

Ersin Karabulut, dessinateur et caricaturiste très populaire en Turquie, s’est fait connaître en France à travers des anthologies de récits courts, dystopiques et inquiétants qui ciblent les fractures sociales et politiques de nos sociétés et clament la nécessité de se défaire de l’oppression sous toutes ses formes. Jusqu’ici tout allait bien…, paru chez Fluide Glacial en 2020, était à ce titre remarquable d’intelligence et de justesse, mêlant poésie et sentiment d’angoisse, grâce à une grande inventivité graphique. Avec son Journal inquiet d’Istanbul, il laisse de côté pour un temps les récits métaphoriques pour nous raconter sa propre histoire, de son enfance dans un quartier pauvre d’Istanbul, bercée par les aventures des héros de ses bandes dessinées, à son choix, devenu adulte, d’être dessinateur. Tout commence pour lui à la maison, grâce à l’éducation de ses parents kémalistes, ouverts à la culture occidentale. Le matériel de dessin de son père, peintre amateur, qui traînait sur la table du salon, a fait le reste. Dessinateur était un métier et ce serait sa vocation ! Mais celle-ci va se heurter à deux problèmes majeurs : des parents inquiets qui veulent leur fils en sécurité et donc ingénieur, et un quartier qu’il habite où l’art n’a pas sa place, où s’affirment religion et nationalisme. Ersin se résigne et débute une école d’ingénieur jusqu’à ce qu’il découvre un jour Beyoğlu, sur la rive européenne du Bosphore, quartier fourmillant d’une population vivant à l’européenne, rempli d’artistes et d’intellectuels. Il se plonge dans les journaux satiriques et à travers leur lecture, se familiarise avec des idées qui vont à l’encontre de tout ce qui lui a été inculqué à l’école. Ersin découvre l’esprit critique. C’est le début d’un cheminement qui le confortera, malgré les inquiétudes parentales, les menaces et l’arrivée d’Erdogan au pouvoir, dans le choix de cette voie périlleuse, à l’image des héros de son enfance – Popeye, Superman ou encore Tintin – qui combattaient l’oppresseur au mépris du danger. Journal inquiet d’Istanbul est une bande dessinée d’une grande qualité graphique qui rappelle, par son humour et son autodérision confrontés à des événements dramatiques, le Kobane calling de Zerocalcare. Par la caricature, l’humour d’Ersin Karabulut se place au-dessus de tout et investit son art du devoir de protéger la liberté. Même si le pire reste à venir.

 

Les autres chroniques du libraire