Littérature étrangère

Enrique Vila-Matas

L’art du contretemps

L'entretien par Guillaume Le Douarin

Librairie L'Écume des pages (Paris)

Comme à son habitude, Enrique Vila-Matas nous donne à lire une œuvre à la fois haletante et érudite. Son dernier livre, Mac et son contretemps, paru aux éditions Christian Bourgois, est une véritable « enquête » sur les affres de la création littéraire. Notons le beau travail d’André Gabastou, son fidèle traducteur.

Le narrateur de ce texte serait-il un double d’Enrique Vila-Matas lui-même, un hétéronyme tel que les affectionnait Pessoa ? Il faut se plonger dans Mac et son contretemps pour tenter de répondre à cette question. D’abord les deux hommes sont « fous » de littérature mais d’emblée la comparaison s’arrête là. Mac a perdu son travail dans un cabinet d’avocats et veut devenir écrivain. Il tient un journal intime où se mêlent des réflexions personnelles et littéraires. Cet exercice lui permet peu à peu de découvrir sa véritable vocation. Il décide de réécrire le roman de son voisin Sánchez. Ce projet devient obsessionnel. Mac est fasciné par le thème de la répétition en littérature. Enrique Vila-Matas aime à jouer avec les différents niveaux dans son récit. Pour preuve les liens étranges qui unissent Mac et Sánchez. Quoi qu’il en soit ce texte est un hymne au travail d’écrivain, avec sa complexité, ses luttes et ses moments d’exaltation. Cédons maintenant la parole à Enrique Vila-Matas pour quelques explications…

 

PAGE — Pouvez-vous nous dire pourquoi le thème de la création littéraire revient quasiment dans chacun de vos livres et dans celui-ci en particulier ?
Enrique Vila-Matas — Mes romans peuvent être lus comme une œuvre singulière dans laquelle on narre – sous différents angles – l’histoire imaginaire de la littérature contemporaine. Mes livres sont une reconstruction des lieux, des rêves, des obsessions des écrivains, des lecteurs, des traducteurs, des libraires, des éditeurs, même des critiques ; comme si leurs personnages faisaient partie de l’équipage maudit du Pequod et poursuivaient le Moby Dick du XXIe siècle.

P. — Par ailleurs vous parlez dans Mac et son contretemps de la répétition. En quoi ce sujet est-il important dans le livre ? Pouvez-vous faire un parallèle entre la répétition littéraire et l’imitation littéraire ?
E. V.-M. — Mac est obsédé par la « répétition », sujet qu’il ne considère pas comme une opération néfaste et fatigante mais comme la nature même de la littérature. Bien qu’on parle beaucoup de « l’originalité », pour Mac, toute écriture est répétition. Répétition, encore et encore, d’un récit oral qui remonte à l’époque de l’Arabie heureuse, comme le disaient les Grecs. Écrire est répéter. Et lui il va répéter – en la transformant et l’améliorant – l’œuvre de son célèbre et orgueilleux voisin.

P. — Votre personnage, Mac, est une sorte de vagabond céleste : il a perdu son emploi, doute de sa femme, n’a encore jamais écrit. Pourquoi avoir choisi un personnage aussi plein de doutes et d’incertitudes ?
E. V.-M. — Mac est un homme qui traîne beaucoup de problèmes sans les affronter : il sait comment s’amuser, il a un type de folie liée à la créativité. Il peut sûrement s’approprier la devise d’Einstein : « la créativité c’est l’intelligence qui s’amuse ».

P. — Votre texte est une sorte d’hymne à la forme courte, à la nouvelle. Pensez-vous que le roman, à l’heure actuelle, a épuisé toutes ses possibilités ?
E. V.-M. — Non, les possibilités du roman ne sont pas épuisées, pas du tout. Dans mon roman, chaque chapitre est un récit et chaque chapitre est un récit différent dont l’armature construit le roman. Il y a une reconnaissance de la forme narrative la plus ancienne, la seule qui ait survécu au fil du temps : le récit oral. La forme romanesque n’est pas épuisée mais elle est excessivement éloignée de la forme orale. Voilà ce qui lui fait perdre la présence directe d’un interlocuteur.

P. — Dans Mac et son contretemps, vous égarez volontairement le lecteur dans différentes strates (les nouvelles de Sánchez, le journal de Mac, votre récit et son fil rouge romanesque). L’héritage borgésien du livre total contenant tous les autres, la narration labyrinthique vous ont-ils principalement guidé, ou bien est-ce l’ensemble de votre panthéon littéraire que vous avez réinterprété comme une vaste cartographie littéraire ?
E. V.-M. — Tout ce que je sais, c’est que j’ai été le plus ambitieux possible – littérairement parlant.