Littérature étrangère

Douglas Kennedy

L’instant Douglas

L'entretien par Nathalie Iris

Librairie Mots en marge (La Garenne-Colombes)

Cet instant-là , le nouveau roman de Douglas Kennedy, fait voyager le lecteur en 1984, entre Berlin-Est et Berlin-Ouest, à travers une histoire d’amour qui en dit bien plus long qu’il n’y paraît…

PAGE : Douglas Kennedy, pourquoi avoir choisi Berlin avant la chute du mur comme décor principal de votre roman ?

Douglas Kennedy : Je voulais traiter du thème de la rupture, de la séparation, et il m’a semblé qu’à cet égard, une ville divisée serait l’endroit idéal pour donner vie à mes personnages. Dans mon livre, Berlin est une ville divisée où les habitants sont en lutte avec un mur. Cela me permettait aussi de mettre en lumière un autre thème, celui de la trahison, puisque les divers protagonistes du roman vont tour à tour trahir ou être trahis. Souvent, les gens qui trahissent se justifient par des formules telles que « je ne faisais qu’obéir aux ordres », ou : « c’est à cause du système que je suis devenu comme ça ». Ainsi, ils croient régler les problèmes, notamment celui de la loyauté vis-à-vis d’eux-mêmes. Or je crois qu’agir ainsi, ce n’est pas seulement trahir les autres, mais aussi, d’une certaine manière, se trahir soi-même, ce qui est la plus grande des trahisons à mon sens.

 

P. : Pouvez-vous nous parler de vos personnages ?

D. K. : Thomas Nesbit est un écrivain américain d’une cinquantaine d’années qui vit à New-York. Le livre commence au moment où il reçoit, à quelques jours d’intervalle, d’abord une demande de divorce de sa femme, puis un carnet de notes envoyé par le fils de Petra, une Est-Allemande dont Thomas a été follement amoureux vingt-cinq ans auparavant. Sa demande de divorce ne l’étonne finalement pas plus que ça, étant donné les relations qui s’étaient distendues avec sa femme. Le carnet de notes de Petra, lui, agit comme un détonateur. Thomas nous raconte alors son aventure passionnelle dans le Berlin de l’année 1984 : à cette époque, il était parti à Berlin pour écrire le récit de son voyage en Égypte, tout en arrondissant ses fins de mois grâce au travail qu’il avait trouvé à la radio de propagande américaine. C’est là qu’il rencontre Petra. Elle et lui commencent à vivre une fabuleuse histoire, mais au fur et à mesure, Thomas apprend l’histoire de Petra, et les choses se compliquent… Ce retour en arrière, qui constitue la majeure partie du roman, permet à Thomas de faire le point sur sa vie actuelle, avec le recul et la maturité des années qui ont passé.

 

P. : Le personnage de Thomas est-il proche de vous ?

D. K. : J’ai mêlé bien sûr des éléments personnels pour construire mon personnage, mais je crois que j’ai surtout voulu poser des questions, réfléchir sur des choses qui me paraissent aujourd’hui essentielles. Je crois qu’avant 40 ans, on n’a aucune idée du monde, et que ce n’est qu’à partir de 50 ans que les questions primordiales commencent à se poser, et notamment : qu’est-ce qu’on veut faire du reste de sa vie. Parce qu’on s’aperçoit que le temps passe très vite, et en ce qui me concerne, mon appétit de vivre est énorme. Pour moi, il est important de rechercher une vie intéressante, c’est une question de mentalité, je suis quelqu’un de passionné par la vie. Et aujourd’hui, je crois aussi que je suis quelqu’un de libre et d’ouvert. Thomas, lorsqu’il a rencontré Petra, n’était pas vraiment libre, il vivait avec le poids d’une enfance qui se déroula sans amour véritable ; et ce manque d’amour l’a enfermé dans une sorte de solitude et de suspicion envers les autres.

 

P. : Le poids de son enfance est donc si terrible ?

D. K. : Oui, je crois que l’enfance est déterminante, qu’elle modèle l’image qu’on a de soi-même. Nous sommes le résultat de ce qui nous est arrivé, et nous avançons toujours chargés de ce qui nous a définis, de ce dont nous avons manqué, de ce que nous avons voulu sans avoir pu l’obtenir, de ce que nous avons trouvé et perdu ; pensera-t-on qu’on mérite d’être heureux, ou fera-t-on tout pour s’empêcher d’approcher du bonheur ? On s’aperçoit que cela prend du temps d’arriver à se détacher du moule dans lequel notre histoire familiale nous a jeté. Cela ne veut pas dire d’ailleurs qu’il faut l’oublier, la juger, il faut simplement remettre cette histoire à sa place, sans qu’elle nous encombre. Dans le cas de Thomas, le manque d’amour au cours de son enfance a fait qu’il était incapable d’aimer, qu’il avait peur d’aimer, et en même temps, il recherchait cet amour, il en avait terriblement besoin tout en ayant peur de l’accepter.

 

P. : Il est aussi beaucoup question de solitude, dans votre roman.

D. K. : Effectivement, je pense que la solitude est au cœur de la condition humaine, et que, paradoxalement, nous ne cessons de vouloir la rompre par la rencontre et l’échange, tout en redoutant ces rencontres et ces échanges. C’est pourquoi il est essentiel, de temps en temps, de s’asseoir quelque part en compagnie de soi-même, de réfléchir à ce que nous voulons, à ce qui nous rend heureux. Je crois que tout le monde a ses mystères, mais que le plus grand mystère, c’est soi-même.

 

P. : Vous avez intitulé votre livre Cet instant-là , de quel instant s’agit-il ?

D. K. : Une vie est faite d’une somme d’instants, ce sont tous ces instants dont je veux parler. Et parmi ces instants, il y en a qui sont décisifs, qu’ils soient subis ou déclenchés. C’est pourquoi il faut vraiment être attentif. Ce que je voulais aussi montrer dans ce livre, c’est la fragilité de l’instant, la fragilité de ces expériences qui consistent à vivre un instant formidable, qui tout à coup bascule, disparaît, et la manière dont on est parfois responsable de ce basculement, de cette disparition. La vie est quelque chose de très malléable, de très flexible ; au fond, n’est-ce pas nous-mêmes qui choisissons nos limites et nos horizons ?

 

P. : Comment vous sentez-vous après l’écriture de ce roman ?

D. K. : J’ai mis deux ans à l’écrire, et je l’ai terminé très exactement le 4 juillet 2010. Cela m’a fait du bien d’écrire ce livre, et en même temps j’ai éprouvé un soulagement immense lorsqu’il a été terminé. D’une certaine manière, écrire ce livre représente une forme d’apaisement, un chapitre supplémentaire de ma vie. Comme dans les livres, une vie se compose de chapitres.