Littérature française

Cécile Coulon

Le Rire du grand blessé

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photo libraire

Chronique de Catherine Le Duff

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« Nous sommes des hommes chanceux, nous n’avons jamais appris à lire ». Et si, un jour, cette étrange déclaration devenait vôtre, devenait nôtre… Pourtant bercée par la lecture et ses révélations, Cécile Coulon se l’approprie le temps d’un roman tyrannique où peur et ignorance sont les armes d’un pouvoir implacable.

1075 est fort, puissant, intraitable et plein de rage. Il est Agent du Service National et il ne sait pas lire : il a prêté serment de ne jamais savoir, de ne jamais apprendre, c’est la condition même de sa liberté. Il a perdu son cœur le jour où son corps a gagné la partie. Après un conditionnement physique inhumain, il fait ses armes jusqu’à surpasser les meilleurs Agents et, dans un monde où prime la peur, son rôle est simple : surveiller les Lecteurs. Ceux qui « savent » ont perdu toute dignité, car lire leur est interdit. Ils ne peuvent accéder aux Mots que lors des Manifestations à Hauts Risques, lectures publiques orchestrées afin de faire croître la frustration et exacerber les émotions. Frisson, Chagrin, Tendresse, Fous Rires, Haine… les sentiments sont mis en case, celles des archétypes d’écrits tolérés. Ils sont mis en cage, expulsés de la vie quotidienne, les hommes les musèlent comme les Agents musèlent leurs chiens et c’est lorsque les barrières cèdent qu’afflue le danger. 1075 l’apprend à ses dépens et devient un homme blessé, blessé du corps. Lucie Nox est médecin. Ses premiers malades sont affectés au plus profond de leur âme ; tous sont toxicomanes et au bord d’un gouffre dont elle est « la bougie qu’on allume juste avant de tomber dans le vide ». Son traitement consiste à rendre ses patients dépendants à des lectures qui réveillent leurs sentiments, libérant leurs corps et leurs esprits d’addictions vaines et illégales. Ces livres qui les sauvent mènent la praticienne à la perte d’elle-même, car le Pouvoir fait du programme Nox un moyen de contrôle de la population tout entière. Plus que tout autre, Lucie croyait en la lecture et plus que personne elle souffre de l’avoir rendue nocive. Lucie Nox est célèbre, adulée des grands de son monde, libre mais impuissante. Écrasée par le poids de la machine qu’elle a involontairement enclenchée, elle devient une femme blessée, blessée du cœur. D’une plume ciselée, précise, incisive, Cécile Coulon fait de ce monde mécanique une angoisse permanente. Son grand blessé, incapable de ressentir la joie, même de façon éphémère, est-il condamné à n’être qu’un roc impassible ? Une furtive rencontre avec le docteur Nox est peut-être le seul électrochoc capable de faire éclater la carapace, de faire voler en éclats des certitudes et de semer à nouveau la douceur du doute et de l’espoir au sein de dizaines d’existences. Lucie et son patient le savent, « on ne peut pas faire disparaître un arbre sans arracher ses racines », et faire dérailler le train de l’ignorance volontaire s’avère la plus téméraire des aventures. Pourtant l’humanité parfois se niche dans les cœurs les plus rétifs et les passeurs savent toujours dissimuler leurs résistances quand « le courage est de ne pas céder à la violence ».