Littérature étrangère

Edmund White

Vestiges de l’amour

L'entretien par Guillaume Le Douarin

Librairie L'Écume des pages (Paris)

En 300 et quelques pages, Edmund White plonge au cœur de l’amitié complexe qu’ont nouée Jack Holmes et Will Wright. L’amour fantasmé de Jack résistera-t-il au temps qui passe ? Ce roman est un hymne à la vie, en même temps qu’une méditation sur les vicissitudes qui usent les êtres et les sentiments.

Né en 1940 à Cincinnati, Edmund White se fait connaître du grand public dix ans après sa participation au groupe Violet Quill, mouvement d’écriture gay new-yorkais. Enseignant à l’université de Princeton, il est l’auteur de plusieurs romans et d’une biographie de Jean Genet. Jack Holmes et son ami, son dernier texte, est traduit en français par Céline Leroy. Au commencement, il y a deux jeunes gens qui débarquent dans le New York des années 1960. Les deux protagonistes sont ambitieux et curieux de tout. Jack et Will collaborent à un journal culturel et deviennent rapidement amis. Cette relation s’avère vite compliquée. Au fil du temps et des événements, Will et Jack tentent de vivre la vie qu’ils ont choisie. Mais bien des circonstances vont se dresser entre les personnages et leurs désirs. Seul l’amour de Jack semble résister au poids des événements. Edmund White signe un roman subtil et émouvant où la force des sentiments lutte contre le tourbillon de l’Histoire.

 

Page — Pardonnez ma question un peu facile et évidente, mais faut-il « chercher » dans Will et Jack des personnages existants, des connaissances ? Ou ces personnages sont-ils pure invention de votre part ?
Edmund White — Merci de me poser cette question. En réalité, quand j’ai commencé à écrire, j’avais besoin de partir de faits personnels. Créer des romans, des histoires basées sur ma propre vie me « rassurait » en tant que créateur. Toute cette « matière » était facilement exploitable pour donner forme à mes différents projets. Mais au fil des années, je me suis détaché de cette manière de faire. La vie, les rencontres que j’ai pu faire m’ont enrichi et apporté une certaine liberté. J’ai plaisir à inventer des choses, à faire travailler mon imagination, cela fait partie de mon « travail » d’écrivain. Même si je vous accorde qu’il y a un peu de moi dans le personnage de Jack. On ne peut se défaire complètement de son vécu. En tout cas, les rapports de force entre auto-fiction et création se sont inversés au fil du temps.

Page — Si vous le permettez, encore une question un peu « irritante » : ne trouvez-vous pas que vous accordez à Jack Holmes le beau rôle de l’amoureux transi ?
E. W. — Certes, le personnage de Jack Holmes a un rôle essentiel dans le roman. Mais comme tous les personnages du roman, il est ballotté au gré du récit. Rien n’est forcément simple pour lui. En revanche, c’est un personnage qui reste accroché à ses convictions, à son amour. Jack ne cache pas ses sentiments, son ambition, il reste fidèle à lui-même tout au long du texte. Peut-être le contraste avec les autres protagonistes donne de l’ampleur et une stabilité à Jack Holmes. Je n’avais pas forcément délibérément envisagé les rapports de force entre les personnages sous cet angle-là. Je vous remercie de m’apporter votre point de vue sur ce sujet. En tout cas, je souhaitais créer un personnage constant dans sa passion, malgré le temps qui, inexorablement, modifie les points de vue.

Page — Ce texte est une sorte d’apologie de l’amour fantasmé, j’ai l’impression que pour vous il n’y a pas d’amour concret qui finisse bien. Pouvez-vous, à partir du texte, me donner votre avis sur cette question ?
E. W. — Il suffit de regarder autour de soi. Ne voyez-vous pas des gens se séparer ou divorcer ? Tout cela est fragile et la vie et l’expérience me confortent dans cette opinion. [Au même moment, un couple de Japonais en tenue de mariage perturbe un peu l’entretien.] Dans le livre, il y a chez les personnages, du moins au début, une forme d’insouciance. J’ai voulu montrer des jeunes gens candides, ambitieux, dans le New York bouillonnant de ces années-là. Ces faits sont complètements empruntés à ma propre expérience. Malheureusement, quelque temps après, « l’apparition » du sida a été une véritable fracture. Tout a alors changé, et les rapports entre les gens en premier lieu, évidemment. Il y a sans doute des échos de cette période dans mon texte. En tout cas, même si les autres personnages fluctuent au gré du temps – Will par exemple, qui a des idées bien arrêtées sur la question –, Jack, lui, reste fidèle à son idéal d’amour sublime.

Page — Des deux personnages principaux et diamétralement opposés que sont Jack et Will, vous dites qu’ils sont deux « libertins ». Dans quel sens faut-il envisager ce terme ?
E. W. — Il y a l’expérience de vie des deux personnages. Jack refuse de s’installer avec quelqu’un, il multiplie les aventures, à la différence de Will (au début du texte en tout cas). Will est un pur « produit » de son milieu WASP, mais avec ses contradictions. Will se fixe tôt dans la vie avec femme et enfant. Si vous prenez ces personnages à un instant T, ils correspondent absolument à leur époque et à leur milieu d’origine. En revanche, j’ai divisé le livre en plusieurs parties et j’ai laissé le temps agir sur les personnages. Les personnages ont forcément évolué, comme nous du reste. Néanmoins ils ont gardé en eux une petite étincelle. Pour Jack, c’est l’amour qu’il voue à Will, et pour Will, c’est l’instinct de survie face à la mort, à la maladie. Plus que des libertins, ils sont des amoureux de leur liberté. En cela, ils ont choisi des itinéraires de vie différents, dictés par les circonstances, mais ils sont assez proches dans leur rapport à la vie en général.

Page — Vos derniers propos me poussent à vous poser une dernière et courte question. Quel rapport entretenez-vous avec la religion et les dogmes en particulier ?
E. W. — Pour rester sur le livre, il y a en effet quelques « charges » contre le poids que peut représenter la religion dans le quotidien. Mes personnages démontrent simplement qu’ils ne sont que des humains, avec leur force et leurs faiblesses. Il n’y a au final que la vie concrète qui façonne mes personnages et surtout le rapport au temps qui donne sur Will et Jack plusieurs angles d’appréciation. En amoureux de la liberté, je crois que je donne assez bien la parole à mes personnages à ce sujet.