Beaux livres

Patrick Rambaud , Laurent Martin , Bernard Comment

Le Canard enchaîné, 100 ans

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photo libraire

Chronique de Cyril Canon

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100 ans. Un siècle de combats incessants contre la censure, la bêtise et l’hypocrisie. Un siècle de liberté de ton et d’impertinences, d’indépendance face aux pouvoirs, et avec le rire, déjà, comme arme ultime. Enquêter et dire la vérité, toujours. Enchaîner le « bobard », ce fameux « canard », mot argotique qui désigne, certes, un journal, mais surtout le mensonge, si fréquent dans la bouche de nos dirigeants, qu’il fallait bien un « Canard enchaîné » pour le débusquer.

Dès sa création en 1916, au cœur de la Première Guerre mondiale, le journal se veut libre. Pacifiste au milieu de la boucherie, droit sur ses palmes, il offre une tribune aux plumes les plus acérées. Mots et dessins se dressent comme des remparts face à la barbarie. Anarchiste, anticlérical, ce journal porte l’humour en étendard et fait de celui-ci une artillerie redoutable contre l’unanimisme guerrier. Une manière radicale de déciller le regard et de mettre à nu le spectacle risible, terrible et pathétique de la vie politique et intellectuelle de son temps. Si le journal s’arrête en 1940, il reprendra le cours de sa publication dès la Libération, avec encore plus de férocité. Chapitrée par période présidentielle et partagée en deux parties par le « roman du Canard », cette histoire de l’hebdomadaire, écrite chaleureusement et avec verve par Patrick Rambaud, est une vraie mine d’or que l’on passe des heures à explorer. Comme lors d’une chasse au trésor, on tombe à chaque page sur une curiosité. On y redécouvre le sel des articles et des dessins, la force cruelle du trait de Cabu, Cardon, ou Pétillon. Un travail de compilation et d’archivage pointu, créant une véritable anthologie du siècle politique français (on y retrouve tous les « plombiers », les barbouzes du grand Charles, les diamants de Giscard, les écoutes de Tonton.). Cette traversée des différentes présidences de la République souligne la force d’investigation du Canard, au vu de toutes les « affaires » qu’il a révélées et dont il a su explorer les coulisses pour mieux dénoncer la violence d’État. Toujours indépendant, défendant bec et plumes cette autonomie, le créateur et propriétaire du titre, le célèbre Monsieur Maréchal, fit à sa mort le don, à part égale, de la propriété du journal à toute sa rédaction. Aujourd’hui comme hier, Le Canard enchaîné appartient aux journalistes et à ses lecteurs. Non pollué par la publicité, Le Canard est libre des chaînes qui lient habituellement la presse au marché. Il n’y a aucun investisseur à sa tête pour faire pression sur le contenu. Pas de publicité, pas de diffusion sur Internet. Le refus du journal est clair, net et engagé : la liberté de la presse passe par le papier et ne se perdra pas dans l’espace vide du numérique. Journal salutaire pour la démocratie, symbole de l’indépendance journalistique, Le Canard enchaîné, institution de plus d’un siècle, valait bien ce recueil, énorme et magnifique, pour honorer la quintessence de ce que l’esprit français, le mauvais bien sûr, peut faire de plus beau dans la férocité du ton, dans la moquerie qui fait mouche. Frondeur et libre, rigolard, Le Canard a accompagné l’Histoire de son regard unique, ironique et lucide. Ce livre hommage, ce pavé, n’est pas une stèle, mais une borne qui ponctue le siècle, et ouvre la voie vers un futur que l’on espère toujours aussi libre et déchaîné. Et drôle, à jamais.