Littérature française

Marianne Rubinstein

Bord de mère

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Chronique de Marguerite Martin

Librairie Terre des livres (Lyon)

Elle déroule la pelote de sa vie, dénoue l’écheveau complexe de l’histoire intime et familiale à celle de la classe moyenne française, entre les années 1960 et aujourd’hui. L'autrice dépeint l’histoire de l’émancipation des femmes, les liens complexes et subtils des mères, filles et grand-mères, et se livre avec pudeur.

La sensation de proximité est immédiate. Est-ce l’emploi de la deuxième personne du singulier, confidentielle ? L’ouverture annonce le propos : « Tu décides d’écrire un livre sur l’émancipation des femmes du point de vue de ta génération, celle qui n’a pas fait grand-chose, bénéficiant des combats remportés par nos mères, s’étonnant parfois de l’âpreté de ceux de nos filles ». C’est avec ce ton juste et clair que l’autrice fait le récit d’une vie. Tout commence en 1966, année pivot. C’est d’abord celle de sa naissance, mystérieux événement vers lequel elle se tournera souvent, pour que ses zones d’ombre disparaissent. C’est aussi celle de la première élection au suffrage universel à laquelle les femmes participent, celle des Mots de Sartre, du livre de poche, du transistor, du briquet jetable, de l’entrée à l’université des enfants du baby-boom, du joyeux film de Jacques Demy Les Parapluies de Cherbourg et celle de la fin de l’incapacité des femmes mariées à choisir leur emploi et avoir un compte en banque sans l’accord de leur époux. De la naissance à la soixantaine, en lien constant avec sa mère et sa grand-mère, sur lesquelles son regard ne cesse de se poser et d’évoluer, elle livre son histoire. À travers les faits accumulés d’une vie l’enfance en banlieue puis la campagne de Manosque, un couple parental qui s’éloigne, des rêves de danse et d’amour, de nombreuses chutes et les questions qui s’obstinent à rester sans réponses , elle dresse en contrepoint le portrait de trois générations. Cet entremêlement des mémoires intimes et collectives, et le mouvement de l’une à l’autre sont ponctués d’images et d’une trame historique solide. Dans les années 1970, une certaine raideur disparaît : la mort de Charles de Gaulle, le passage du noir et blanc à la couleur, les malabars à 10 centimes, Peau d’âne au cinéma, le manifeste des 343... Et dans leurs complexités et leurs forces, ces femmes, mère, grand-mère, tante, rapides, toujours en action et malgré tout protectrices. Le regard est fluide, acéré et tendre, panoramique ou rapproché. Pourtant condensé à l’extrême, le défilement du temps a une densité d’un réalisme troublant. L’intimité du récit est distanciée dans un travail de nuancement constant. Distance qui le rend d’autant plus émouvant. Le ton est d’une liberté inouïe et d’une grande concision, et la prise de vue, toute en hauteur, fait de ces confidences très documentées un récit incontournable des femmes du XXe siècle en France.