Littérature étrangère

Ahmet Altan

Boléro

✒ Deborah Vedel

(Librairie Les Temps modernes, Orléans)

Un triangle amoureux empreint de sensualité et de drames dans la Turquie d'aujourd'hui : pas de doute, il s'agit bien du nouveau roman d'Ahmet Altan, l'auteur de l'inoubliable Madame Hayat, qui ose écrire sur le désir de liberté dans un pays toujours plus réprimé par ses dirigeants.

« Si cette histoire n'était que celle d'un homme et d'une femme, de leurs deux chairs, tout aurait été très simple. Mais c'était bien plus compliqué. » Asli, médecin spécialiste de physiothérapie, est recrutée par le mystérieux Mehmet pour soigner ses problèmes de dos. Ainsi est-elle appelée, chaque fin de semaine, dans la luxueuse maison de campagne de celui qui se présente comme un procureur retraité, mais qui semble user de son influence jusque dans les plus hautes sphères de l'État. Spécialiste de l'anatomie humaine et des maladies du corps, Asli se laisse gagner par son désir pour Mehmet, qui l'attire autant qu'il l'effraie, d'autant qu'il est accusé par la rumeur publique d'avoir commandité un double assassinat. « Si ma raison cherche à entraver ma chair, je l'étranglerai à mort », se dit-elle dès les premières lignes du roman, construit sur ce questionnement permanent entre la raison et les sensations du corps. Malgré un penchant pour l'honnêteté et non pour le péché, elle succombe à son élan vers cet homme marié à Romaïssa, qui les rejoint régulièrement dans la propriété et initie un triangle, pas vraiment amoureux, mais au moins sensuel. La quête de plaisir d'Asli, qui se rapproche d'une dépendance charnelle, ne masque pas l'absence de sentiments plus profonds, ni pour l'une ni pour l'autre. Si l'intrigue très psychologique se déroule majoritairement entre les quatre murs de la villa, ce roman est parfaitement ancré dans un contexte social : comme toujours, Ahmet Altan, emprisonné pendant plusieurs années par le régime d'Erdogan et encore assigné à résidence, tient à dénoncer la disparition de la démocratie dans son pays. Le métier d'Asli la place au premier plan pour observer l'inéluctable décadence de la Turquie moderne, comparée à un « cadavre rongé de bactéries » : l'hôpital est le lieu où s'exprime avec le plus de cruauté la corruption politique, le détournement des fonds publics et le creusement des inégalités entre les élites au pouvoir et le reste de la population. Le constat est ici sévère et sans espoir, au point où le pays est jugé « à deux doigts de la mort », en filant la métaphore anatomique. Comme dans le Boléro de Ravel, le rythme du roman s'intensifie à mesure que le drame se rapproche et que la perversité de cette histoire se déploie sous la brillante plume de l'auteur : ce jeu voluptueux mêlé d'emprise, dans lequel évoluent les trois protagonistes, ne saurait être que fugace et périlleux, avant que l'été ne se termine.

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