Tout d'abord, qui est John Herschel, ce scientifique victime d’une mystification ?
Alexandre Marcinkowski – John Herschel (1792-1871) est un éminent savant anglais déjà multimédaillé pour ses travaux scientifiques dès 1835. Il est le fils unique de l’astronome William Herschel, le découvreur d’Uranus. Très jeune, on a repéré en lui des aptitudes exceptionnelles d’observation et d’analyse. Ses parents l’envoient donc étudier à Cambridge. Le jeune homme est doué en chimie, en mathématiques, en optique. C’est la santé déclinante de son père qui l’amène à rester auprès de lui et à se consacrer à l’astronomie. Au moment de la mystification lunaire, Herschel séjourne en Afrique du Sud pour en cartographier les cieux et apprend la nouvelle dont il est la victime. Amusé d’abord, il s’agace ensuite des nombreux courriers lui demandant des détails sur les Sélénites ailés. Son nom reste associé, malgré lui, à ce canular.
Pouvez-vous nous présenter Richard Adams Locke, l'auteur de ce canular. Quelles étaient ses intentions ?
A. M. – La vie de Locke (1800-1871) reste méconnue. Après des études à Cambridge, Locke prend goût au journalisme et pige dans divers journaux littéraires sans jamais y faire carrière. Il émigre ainsi aux États-Unis en 1832. Là-bas, il débute dans le métier en couvrant les affaires criminelles. C’est à ce moment que naît le journalisme à sensation. Sa plume le distinguant d’autres journalistes, il est repéré puis embauché par le patron du New York Sun. Il donne au Sun une audience et des ventes incroyables avec son canular. Locke s’est d’ailleurs toujours défendu d’avoir monté cette mystification, y voyant une satire sociale, le meilleur moyen selon lui de dénoncer les injustices sociales et l’influence grandissante de la religion sur la science. Quittant définitivement le journalisme, il finit douanier à New York.
Pour comprendre l’affaire, il faut aussi parler du monde de la presse au XIXe siècle, aussi bien aux États-Unis qu'en Europe. Quels bouleversement et effervescence de celle-ci vont permettre la diffusion de cette première fake news ?
A. M. – Le monde de la presse aux États-Unis connaît les débuts remarquables de la penny press, cette presse qui favorise la diffusion de l’information, notamment les potins locaux, les scandales politiques mais également les petites annonces. Elle cible les classes populaires urbaines, par un prix de vente très accessible. Elle est peu regardante sur la qualité de l’information. Locke a su tirer parti de ce que lui offrait cette presse pour surprendre avec son Great Moon Hoax. Cette supercherie est en effet une fake news. L’indication de l’ampleur de celle-ci reste sa diffusion et sa traduction dans les grands pays européens. Les grands quotidiens parisiens, dès 1836, sont les premiers à en parler. Se vendant uniquement par abonnement, ils touchent peu de monde. Il n’existe pas encore, comme aux États-Unis, une presse à un sou. Les brochures ayant traduit ou adapté le canular, pour lesquelles il faut débourser entre 1,50 et 3,50 francs, sont inaccessibles au quidam.
L'engouement autour de cette prétendue découverte scientifique va attiser le monde artistique. Pouvez-vous nous raconter les nombreuses productions qui en découlèrent ?
A. M. – Ces prétendues découvertes scientifiques bénéficient de la croyance de la pluralité des mondes habités. L’idée que le système solaire connaît une autre forme de vie humanoïde est partagée par les élites intellectuelles et scientifiques. Ayant pris connaissance de la traduction du canular lunaire, la presse, sceptique ou pas, en fournit de larges extraits. Faut-il y croire ou non ? Le buzz est suffisamment important pour toucher le vaudeville qui scénarise les hommes chauves-souris ailés de Locke. La thématique des Sélénites s’invite également dans la chanson comme dans la fiction, ce qui montre toute la puissance de cette mystification. Les caricaturistes et illustrateurs imaginent alors les Lunariens à leur guise. L’étonnant est que ce canular déborde largement le cadre de l’année 1836. Jules Verne y fera référence des années plus tard.
En août 1835, paraît dans le Sun une série d’articles d’un certain Richard A. Locke sur la découverte d’habitants lunaires. Grâce au développement d’une presse peu chère, ce canular va obtenir un succès immédiat, face à l’inculture scientifique de la population et la crédulité des élites. Ces créatures, les « séléniens », portent des ailes de chauves-souris, envahissent de nombreuses brochures des deux côtés de l’Atlantique, inspirent des chansons, des pièces de théâtre. Cet ouvrage comporte d’ailleurs quantité de gravures illustrant l’imaginaire qui s’empare du monde artistique à l’époque. Découvrez l’histoire de cette fake news, un siècle avant celle si célèbre d’Orson Welles.