Littérature étrangère

Louise Erdrich

Le Jeu des ombres

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photo libraire

Chronique de Agathe Guillaume

Librairie De beaux lendemains (Bagnolet)

Dans Le Jeu des ombres, Louise Erdrich choisit de s’extraire de son domaine d’inspiration habituel, celui des réserves indiennes, pour écrire un roman très intimiste et d’une grande force sur le couple et les liens familiaux. Un huis clos émouvant, parfois douloureux. 

Irene et Gil forment un couple fusionnel dont les rapports se fondent sur l’image de l’épouse que le mari, artiste, peint inlassablement. Irene réalise un jour que Gil lit son journal intime à son insu. Elle décide de l’abuser et se met à en écrire un à son intention (le rouge) et de cacher le vrai (le bleu) dans un coffre. Louise Erdrich reproduit alternativement des passages des deux carnets, ainsi qu’une voix à la troisième personne. C’est le point de départ d’une manipulation affective, c’est aussi le déclencheur des déchirements qui conduiront à un triste dénouement. En recourant à ce subterfuge, Irene espère conduire son mari à la quitter. Il s’accroche. Et les trois enfants du couple, Florian, Riel et Stoney, se trouvent aux premières loges du drame en train de se nouer. Gil est un père violent, dont les tentatives de rachat pour ses accès de colère, qui consistent à couvrir la famille de cadeaux, buttent sur l’insensibilité des siens. Irene, quant à elle, ne quitte plus sa bouteille de vin et n’en finit pas d’écrire sa thèse. Le désir de possessivité de Gil est ici encore exacerbé par la relation de l’artiste avec son modèle. C’est l’une des causes de la dissolution de leur mariage. À un moment, Irène déclare à son mari : « Voici le plus révélateur : tu voudrais me posséder. Et mon erreur : je t’aimais et t’ai laissé croire que c’était possible ». Union dévastatrice et mortifère… Chacun des membres de la famille a une personnalité complexe et les portraits que l’auteur dresse des enfants sont particulièrement émouvants. Riel rêve d’être une « vraie » Indienne et s’entraîne pour assurer la survie de ses proches en cas de catastrophe, Florian est un génie des mathématiques fumeur de joints et Stoney, le petit dernier, né le 11 septembre 2001, est à l’origine de la guerre psychologique qui règne au sein de la maison.

Au-delà de la folie amoureuse, ce roman fait la part belle à l’art et aux enjeux de la représentation humaine. L’environnement a aussi son rôle avec la présence très forte de l’eau, ou des ombres qui suivent les personnages et renvoient à des croyances indiennes d’une grande beauté. Louise Erdrich parvient à utiliser sa tragique expérience amoureuse pour en faire un roman universel sur la passion et ses dangers.

Simultanément à la parution du Jeu des ombres, Albin Michel réunit dans un recueil dix-neuf des nouvelles de Louise Erdrich (La Décapotable rouge), publiées depuis trente ans dans des revues américaines. On y retrouve les thèmes chers à l’auteure, auxquels se mêlent des bribes oniriques et lumineuses.