Bande dessinée

Ersin Karabulut

Contes ordinaires d’une société résignée

illustration
photo libraire

Chronique de Igor Kovaltchouk

Librairie Actes Sud (Arles)

Ersin Karabulut est un jeune dessinateur turc très doué. Il nous livre, avec Contes ordinaires d’une société résignée, une suite d’histoires fantastiques bien loin d’être ordinaires ! Dans ce superbe album Fluide Glacial, l’inquiétude, le malaise et l’angoisse sourdent à chaque page, envahissent les cases, noient les bulles.

Au milieu du plafond de la chambre que vous partagez avec votre conjoint pousse une excroissance, à mi-chemin entre la plante monstrueuse et la créature extraterrestre. Tous ceux à qui vous en parlez trouvent cette situation normale et vous conseillent d’attendre que cette excroissance disparaisse. Et elle disparaît, soudainement, au cours d’une nuit. Mais il n’y avait que votre conjoint et vous-même dans cette chambre, cette nuit-là. Autre temps, autre lieu. Ici, le parti des Gris se dresse contre les couleurs qu’il juge obscènes. Leur morale exige que chacun ne se vêtisse plus qu’en anthracite ou en souris. Ce parti prenant de l’importance, la couleur disparaît progressivement du paysage, de la foule, de la vie. Et qu’est-ce qu’une vie sans couleurs ? Ailleurs encore, le directeur d’une institution sinistre dont la nature paraît osciller entre l’orphelinat, l’hôpital psychiatrique et le bagne, passe en revue sa petite troupe d’enfants apparemment stupides. Il traque parmi eux celui dont l’intelligence peut l’élever au-dessus de sa condition. Mais quelle est cette petite voix qui souffle d’inaudibles conseils à l’enfant soumis à la question par le vieillard menaçant ? Voilà trois exemples de la singularité des univers développés ici par Ersin Karabulut.Quand celui que vous semblez connaître devient, petit à petit, un étranger ; quand les valeurs de la société dans laquelle vous évoluez changent insidieusement ; quand les certitudes de toute une existence disparaissent, les seules questions qui méritent d’être posées sont : qui êtes-vous vraiment ? Et surtout : qui sont-ils vraiment, tous les autres ? À ces questions, Ersin Karabulut ne donne pas de réponses. En bon satiriste, il caricature une situation à l’extrême, développe une idée jusqu’à l’absurde. L’irruption du fantastique lui permet de décliner quelques thématiques, comme l’incommunicabilité ou la capacité de résistance face à l’oppression, avec la puissance visuelle d’un Terry Gilliam et la poésie grinçante d’un Philippe Foerster. La situation en Turquie pourrait autoriser des raccourcis (trop) évidents, surtout quand on sait que l’auteur a dessiné pour l’équivalent stambouliote de Charlie Hebdo. Car ces Contes ne trouvent pas seulement des résonances dans les sociétés autoritaires. Ils parlent aussi de celles où l’oppression n’est pas frontale, brutale, mais tout aussi réelle et insidieuse, comme la nôtre. Parcourir les Contes ordinaires de Karabulut, c’est être pris de vertige en même temps que de plaisir. Un régal pour l’intelligence et un album magistral à la portée universelle.