Littérature française

Patrick Modiano , Christian Mazzalai

70 bis, entrée des artistes

✒ Aquilina Tannous

(Librairie Goulard, Aix-en-Provence)

On pousse la porte du 70 bis. Dans la lumière feutrée des ateliers, Picasso esquisse des gestes invisibles, Claudel façonne le silence, Latini suspend son regard. Modiano et Mazzalai laissent vibrer ces murs et ces escaliers, et font surgir les murmures des vies et des rêves qui les ont habités.

Certaines adresses semblent anodines, presque muettes : « 70 bis, rue Notre‑Dame‑des‑Champs. » Mais quand on pousse la porte gravée « Entrée des artistes », on entre dans un royaume disparu. Patrick Modiano et Christian Mazzalai y ont entendu les échos d’un Paris d’atelier, de bruits de pinceaux, de conversations feutrées, de rêves posés sur un chevalet. Dans 70 bis, entrée des artistes, ils donnent voix à cet immeuble‑foyer où, du Second Empire à l’après‑guerre, peintres, écrivains, poètes, voyageurs sont venus frapper à la bonne étoile de Montparnasse. Ce livre est un souffle mêlé d’archives et de rêveries. Mazzalai a exhumé des caisses de documents et Modiano les a tissés en un récit‑labyrinthe où le lieu devient un cœur battant. Dans les ateliers du 70 bis, chaque pièce devient éclat de roman : une présence entre deux portes, une mémoire qui se soulève comme une poussière dans la lumière. Les auteurs ne recensent pas des noms, ils recueillent des traces : un peintre américain venu chercher une chance, un singe qui partage l’atelier comme un secret et ce « cow‑boy de Montparnasse » traversant Paris à cheval comme on traverse un rêve. Le charme de l’ouvrage tient à sa délicatesse. Il n’y a pas de fanfare mais un parfum d’atelier au matin, la lumière filtrée dans les volets, la poussière brillante sur une toile jaunie. Modiano est fidèle à sa quête : les êtres entrent, sortent, laissant derrière eux un nom, un atelier, une ombre. Mais ici, la mémoire ne se réduit pas à la disparition, elle se fait présence douce, retrouvée. Les illustrations donnent chair à cette fugue : elles décorent et habitent. Ce livre nous prouve que l’art est à la fois gravité et envol : la gravité de celui qui crée, suspendu entre désir et doute, et la légèreté des ateliers où naissent les premiers traits. Le 70 bis n’est pas qu’un immeuble de pierre : c’est un creuset où se croisent des vies, où se déposent sur le seuil de l’« entrée des artistes » des espérances infinies. La nostalgie dans ces pages respire doucement et c’est par elle que l’on perçoit les vies suspendues dans l’ombre du 70 bis. En refermant ce livre, on reste suspendu au seuil de la cour, au frisson d’un escalier qui monte vers les ateliers, à la plaque usée qui dit plus qu’un nom. L'ouvrage exalte le fini et l’inachevé, le visible et l’effacé, les artistes illustres et ceux que l’Histoire a oubliés. Il invite à sourire au‐dessus des portraits, à entendre la voix du pinceau, à se tenir simplement sous cette inscription : « Entrée des artistes. »

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