Littérature étrangère

Prix Nobel de littérature

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✒ Aquilina Tannous

(Librairie Goulard Aix-en-Provence)

On lit Krasznahorkai comme on traverse une tempête : pas pour survivre mais pour atteindre l’éclair. Dans ses livres, l’effroi devient rythme et l’obscurité trouve un passage. Et soudain, quelque chose en nous recommence à respirer.

Il existe des écrivains qui racontent le monde. Et puis il y a ceux qui le font trembler. László Krasznahorkai, Nobel de littérature 2025, appartient à cette seconde lignée : celle des auteurs qui écrivent contre la chute. Son œuvre entière semble chercher un point d’équilibre dans un monde en désagrégation et ses phrases, immenses, circulaires, ressemblent à des prières qui retiennent l’effondrement un instant encore. Dans Petits Travaux pour un palais (Cambourakis), un bibliothécaire new-yorkais, Herman Melvill, nourrit le projet insensé de bâtir une bibliothèque parfaite, éternelle, fermée à tout lecteur. Entre Manhattan et sa solitude, il rêve d’un lieu qui ne serait accessible à personne : un sanctuaire contre l’usure du monde. Le texte est bref mais vertigineux. On y entend l’angoisse moderne de la surcharge mentale et ce désir fou : ne garder que ce qui mérite d’être sauvé. Le Dernier Loup (Cambourakis) prend la forme d’un monologue d’une seule phrase, prononcé par un professeur vieillissant dans un bar humide de Berlin. Il a été invité en Estrémadure pour raconter l’histoire du dernier loup de la région. Mais l’animal devient autre chose : la projection d’un monde qui disparaît. Dans cette phrase qui n’en finit pas, on entend l’épuisement d’un homme et, derrière lui, celui d’un siècle entier. Avec Tango de Satan (Folio), l’un des grands romans du XXe siècle, Krasznahorkai déploie son théâtre de la fin : une ferme collective hongroise ravagée par la pluie et l’attente. Deux figures supposées mortes reviennent et, avec elles, l’illusion d’un avenir. Tout se délite ; tout recommence. La prose avance comme un pas de danse sur un sol instable, chaque chapitre répandant une lumière sombre et hypnotique. Mis en regard, ces trois livres tracent une même ligne : la ténacité des idées face à la ruine. Bibliothèque impossible, ultime loup, village désarticulé : Krasznahorkai cherche ce qui, dans le désastre, continue de tenir. C’est un territoire qu’il traverse avec une attention farouche, pour y déceler les forces minuscules qui persistent, ces gestes presque invisibles par lesquels une existence continue de tenir. Lire Krasznahorkai, c’est éprouver la sensation rare qu’un écrivain nous accompagne au bord du vide et nous murmure que, malgré tout, quelque chose survit. On referme ses livres avec l’impression qu’il nous a pris par la main, qu’il nous a traversés tout entiers et que, dans ce passage, il a rouvert un espace où la vie respire autrement.