L’Adresse est le prolongement de votre premier ouvrage Le Déversoir, auriez-vous imaginé partager un moment si solitaire dans une telle œuvre collective ?
Arthur Teboul C’est inattendu, mais cela s'est plutôt passé dans l'autre sens. L’idée de L’Adresse est venue avant l’idée du recueil du Déversoir car j’ai d’abord pensé au cabinet de poèmes avant d’imaginer publier mes poèmes automatiques. Je n’imaginais pas du tout, au départ, faire publier les poèmes du Déversoir, écrits par devers moi, comme un journal intime.
Ma manière d’écrire des poèmes automatiques, du fait de leur rapidité d'exécution et de l'aspect ludique de la démarche, était l’occasion de créer un moment de partage. J’ai donc d’abord pensé au livre L’Adresse : je me suis dit que j’allais créer un cabinet de poésie, que je scannerais les poèmes comme des ordonnances et que je les publierais. Et la semaine où j'ai ouvert le cabinet, qui a donc donné, plus tard, L’Adresse, est paru Le Déversoir. C’était pour moi une manière de présenter le principe du poème minute. Je pense que la langue et la parole, que ce soit en chanson ou en poème, sont un prétexte à l'échange, au partage.
Lors de votre semaine de consultation au Déversoir, vous dites vivre une semaine intense, auriez-vous un poème en particulier qui vous aura plus marqué que les autres ?
A. T. J'ai écrit 236 poèmes, je ne me souviens évidemment pas de tous précisément, surtout que ce sont des improvisations, mais tous sont restés pour moi des moments forts. Le poème est comme un révélateur : c’était souvent au moment où je lisais à voix haute le poème que j’avais écrit, qu’il se passait quelque chose, un mot, une phrase, pouvait raisonner de manière intime. Les poèmes dont je me souviens le mieux sont ceux qui ont eu des histoires un peu saugrenues. Par exemple, celui qui commence par « doux » : au moment de le lire, la personne en face de moi a semblé très étonnée et m’a expliqué qu’elle avait écrit un petit texte dans la salle d’attente, qu’elle voulait me remettre… il commençait par le mot « doux », exactement comme le poème. J'aime cette forme de magie, et je crois que la langue, l'art, la musique, la poésie sont là pour essayer de la faire intervenir. La valeur du poème vient souvent moins du texte lui-même, que de ce qu’il provoque, et c’est ça qui me reste en mémoire.
Vous citez André Breton : « Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure », une journée au Déversoir à enchaîner les poèmes vous a-t-il fait découvrir d’autres murmures plus personnels ?
A. T. Une des choses qui me préoccupaient avant de commencer, de passer des journées à écrire 30 à 40 poèmes automatiques était : au bout du compte, est-ce qu’il me resterait toujours quelque chose à l'esprit ? Ou, à force d'écrire ce qui nous passe par la tête, cela finirait par se tarir ? Et puis cette « performance » demande une certaine cadence, je ne savais pas si j’allais être capable de le faire. Ce que j'ai compris, et qui a fait que je n'étais pas épuisé à la fin de la journée, c’est que le poème trouvait sa source dans l'autre. Je n’ai donc pas eu l'impression de découvrir des choses plus personnelles, mais plutôt de devenir autre, de prendre confiance dans le fait de donner et s'effacer, ce qui m’a nourri. Même au bout de 30 poèmes, on ne s'assèche pas, il y a des floraisons, tout se ramifie… la facilité et la dextérité s’installent. J’ai donc plus découvert des choses sur le lien, la puissance de l’échange, que sur moi-même, ce qui est déjà beaucoup !
L’écriture automatique, et le lâcher prise dont elle a besoin, apporte-elle une nouvelle littérature ? Libérez-vous du cadre de la « grande littérature » si précieuse en France ?
A. T. L’écriture automatique est venue dans ma vie spontanément, en réaction à un certaine gravité que je mets dans l'écriture. La première fois que j'ai écrit un poème automatique, j’étais dans une phase d'écriture de chansons et j’ai ressenti le besoin de me soulager d’une angoisse de la page blanche, de simplement noircir une page en écrivant ce qui me passait par la tête. Cela a été libérateur dans mon rapport à l’écriture, en mettant à distance les préoccupations esthétiques et morales, la volonté de produire un « effet ». Cela a changé ma grille de lecture de la littérature : il peut exister plusieurs formes d’écritures, qui ne soient pas forcément toutes évaluées selon les mêmes critères. Le simple fait d'avoir une intention de photographier un instant, d'accepter le fait que la littérature puisse s'emparer de tous les pans de notre monde, y compris la banalité, m'a libéré de cette « grande littérature », sans pour autant la rendre moins précieuse. Ce n’est pas une littérature contre l'autre, on les embrasse toutes ensembles.
Peut-on rêver à imaginer une suite à L’Adresse ? Prolonger encore un peu votre souhait d’apporter de la poésie dans le quotidien des gens ?
A. T. Oui bien sûr ! Quand j'ai ouvert le cabinet, je voyais ça comme l'inauguration d’un nouveau métier. J'espère recommencer très bientôt, je me suis sentie tellement à place. Le nombre de visiteurs que je n’ai pas pu recevoir m'a prouvé à quel point ce désir de mettre la poésie dans le quotidien était partagé, ce qui est était mon hypothèse de départ. Un jour peut-être il y aura des poètes publics, des « déverseurs », comme il y a des fleuristes et des cordonniers. C'est d'ailleurs l’échoppe du cordonnier et la clé minute qui m'ont inspiré l'idée de faire un cabinet au coin de la rue, où chacun pourrait se rendre à la pause déjeuner. La plupart du temps, je me méfie de de la vitesse, de ce qu'on exécute rapidement, mais ici j'ai trouvé que cela répondait bien aux injonctions de l'époque. C’est une manière de résister, mais rapidement. On ne peut pas mettre la poésie au coin de la rue sans prendre en considération les modes de vie d’aujourd’hui. Le poème automatique permet de basculer de cette vie courante à un instant de poésie. Donc oui, oui, oui, je vais recommencer, dès que possible !
On avait découvert la poésie d'Arthur Teboul avec Le Déversoir ; un auteur pratiquant depuis longtemps l'écriture automatique. Lui est venue l’envie d’apporter de la joie dans le quotidien des gens en ouvrant un cabinet de poèmes minute où l’on irait consulter un poète de la même manière qu’on irait chez le fleuriste ou le cordonnier. Le succès est au rendez-vous : une « voix collective s’élève qui atteste de ce besoin de poésie ». L’Adresse, c’est 236 poèmes, 236 rencontres marquantes, drôles, émouvantes, burlesques, jouissives : une explosion de vers en dehors de tout cadre prédéfini. Parfois plus sérieux, l’artiste multiple qu’est Arthur Teboul sait aussi nous raconter les peines de tous les jours avec fantaisie.