Comment avez-vous imaginé cette histoire et rencontré le personnage de Wasif Jawhariyyeh ?
Laura Ulonati Wasif a réellement existé même si j’ai pris des libertés avec les archives. L’envie d’écrire sur Jérusalem est ancienne. Dans ce texte, de grands chapitres permettent de suivre la grande Histoire et celle de Wasif ; entremêlés, il y a des intermèdes contemporains, avec d’autres personnages, qui nous permettent de retraverser des lieux, des architectures, des mots. Le 7 octobre 2023, j’ai été prise d’un saisissement et me suis demandé : « Est-ce que ce que je veux raconter est toujours valable ? ». Et le 13 octobre, advient l’attentat contre Dominique Bernard. Je présentais mon roman dans un lycée et je suis assaillie par un sentiment de vacuité. Je me demande ce qu’il faudrait que je raconte à ces jeunes. Parce que quiconque s’engage dans une écriture sur Jérusalem ne peut pas se départir totalement d’une lecture politique. Et là me revient ce personnage qui devait au départ n’être qu’un petit personnage dans le roman. J’ai compris qu’il serait le pont qui me permettrait de traverser, sur une ligne de crête, tous les motifs, les interrogations que je voulais aborder pour comprendre comment on fait ville, ensemble.
Quand on parle de Jérusalem aujourd’hui, on a l’impression que le désordre et le chaos ont toujours fait partie de cette région du monde. Dans votre roman, on comprend que ce n’est pas le cas.
L. U. Si vous avez déjà voyagé dans cette région du monde, vous voyez que la ville nous apparaît à travers l’imposition d’un regard, en l’occurrence le pèlerinage pour les trois religions monothéistes. On a l’impression d’une ville très uniforme : or ça n’existait pas jusqu’au mandat. La ville était beaucoup plus bordélique, il y avait des fêtes, des bordels. Les communautés étaient emmêlées ; la communautarisation a été imposée par la mandature. Je voulais montrer comment se construit une ségrégation urbaine et comment, de façon physique, on sépare peu à peu les gens les uns des autres.
La musique a une place très importante dans votre roman, notamment à travers l’instrument dont joue Wasif ?
L. U. Wasif joue du oud, c’est un musicien important de la scène musicale jérusalémite mais il n’est jamais devenu une star. Il se pose la question de partir faire carrière mais ne veut pas quitter sa ville. Il est aux prises avec des injonctions familiales et il est par ailleurs employé de mairie et ne quitte jamais vraiment la sécurité de son travail. C’est quelqu’un qui toute sa vie restera un peu amateur, en proie à l’amertume, aux regrets. J’aime ces personnages qui ne sont pas uniformes. La plupart des gens hésitent, n’ont pas d’opinions tranchées, accueillent la vie comme elle vient, avec ses changements politiques. Ça ne fait pas forcément de Wasif un lâche ou un traître. Il est ballotté par la vie avec une seule envie : être amoureux, jouer de la musique, vivre.
L’écriture de ce roman nous plonge dans une atmosphère très sensible, sensuelle, drôle aussi. Votre roman s’attache aussi à montrer les moments doux et lumineux de cette ville et de ses habitants.
L. U. Oui, parce que malgré tout Wasif va faire famille, se marier, dans ce contexte compliqué et de plus en plus dangereux. Je voulais vraiment réfléchir sur comment on essaie de sauver les siens, la mémoire, les souvenirs. Ce personnage, qui est un chrétien orthodoxe arabophone et qui peut paraître loin de nous, lecteurs français, nous ramène à l’universel. Ce que j’aime dans la littérature, c’est de pouvoir se sentir un autre, marcher dans les chaussures d’un autre.
Il y a beaucoup de personnages autour de Wasif et vous portez un regard très bienveillant sur eux : est-ce l’une des clés pour vivre ensemble, apprendre à se regarder ?
L. U. Un livre ne peut pas grand-chose mais il peut tout de même beaucoup. Une chose est certaine : face au présent et au futur qui apparaît inéluctable, l’écriture permet de protéger le passé. Me plonger dans l’écriture de ce livre, me dire « ce passé a existé », fut comme une bulle qui m’a protégée et aidée à respirer. Il y a eu des Wasif et tous ces personnages qu’on traverse dans cette Jérusalem. C’est une réponse à tous ceux qui nous disent qu’une paix est impossible.
Jérusalem, à la fin du XIXe siècle, est une ville hétéroclite et flamboyante. S’y côtoient toutes les communautés religieuses, en paix, dans la joie. Parmi eux, Wasif, un jeune homme que l’on suit, de l’enchantement de l’enfance à la fin de sa vie. Artiste, amoureux invétéré, père un peu bancal, employé de mairie, ce personnage joyeux a eu mille vies. À ses côtés, une multitude de personnages traversent le siècle et racontent toutes les facettes d’une ville. Avec lui, c’est un monde que l’on regarde s’effondrer. Laura Ulonati s’inspire des mémoires de Wasif Jawhariyyeh pour écrire ce roman et pose la question du vivre ensemble avec une luminosité et une magnifique force d’écriture.