Littérature française

Pierre Nora

Jeunesse

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Chronique de Nicolas Mouton

Librairie Le Presse papier (Argenteuil)

À bientôt 90 ans, le grand historien et éditeur Pierre Nora, maître d’œuvre des Lieux de mémoire et fondateur de la revue Le Débat, livre avec Jeunesse un texte limpide et passionnant en forme de roman d’apprentissage.

Jeunesse doit son titre à Verlaine : « Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, de ta jeunesse ? ». Mais est-ce pour autant une leçon de Sagesse ? Cet exercice de ressaisissement et de transmission, s’il s’annonce comme un legs au fils qu’il n’a pas élevé, est avant tout une grande page de littérature. Dans ce livre riche de réflexions, d’anecdotes, de personnages dont la vie intérieure est intense, on rencontre avant tout la vigueur et la beauté. Chaque page nous emporte et c’est d’abord ce qui justifie son titre. L’homme y fait son portrait, mais d’une façon non linéaire, par chapitres ou « blocs d’expériences ». Il y a du Montaigne en lui et le prologue qui ouvre notre lecture n’est pas sans lien avec l’adresse « Au lecteur » des Essais. Impossible de résumer ce bref volume qui s’inscrit dans la même démarche d’égo-histoire que ceux de Michel Winock ou Jean-Noël Jeanneney parus cette année. Pierre Nora met sa destinée sous le signe de divers accidents ou échecs ayant entièrement modifié ce qui aurait pu être sa vie : enfant de la guerre caché dans le Vercors (où son frère aîné est le compagnon d’armes de Jean Prévost), puis brillant élève recalé à Normale, juif refusant les rites, jeune homme fou de poésie qui devient professeur d’Histoire en Algérie, puis éditeur redéfinissant tout le secteur des sciences humaines chez Gallimard. Ne devient-il pas, en concevant ce livre qui couvre l’histoire intellectuelle d’une époque, lui-même un lieu de mémoire ? Mais Jeunesse cache aussi un grand amour romanesque : celui pour la Marthe chantée par René Char, dont l’évocation est si poignante. Le poète avait écrit au lycéen qui venait de créer une petite revue : « Restez du bond, déclinez le festin ». À lire celui qui est aujourd’hui « le petit dernier » de sa fratrie, on comprend qu’il n’a rien oublié de ce conseil.