Essais

Chantal Mouffe

L’Illusion du consensus

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photo libraire

Chronique de Cyril Canon

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Dans un livre d’entretiens intitulé Comprendre le malheur français, Marcel Gauchet étudie les différentes fractures qui ont amené notre pays à devenir le champion du pessimisme. Il ne s’agit pas ici d’une nouvelle complainte sur l’affaissement de la France et la perte de sa grandeur, mais d’une analyse historique soutenue qui appréhende et éclaire ce sentiment de malaise. Pour le philosophe, ce « malheur collectif » est intensifié par une mondialisation mal négociée, par une Europe bureaucratique qui dérégule sans protéger et par l’emprise du discours économique néolibéral, lui aussi globalisé, qui intensifie l’individualisme au détriment du collectif. Puisque le pouvoir n’est plus qu’économique, la France, dans ce cortex néolibéral, est devenue un « petit pays ». Afin de sortir de cette ornière, le philosophe indique quelques pistes : la France n’est plus une grande puissance ? Et alors ? La vision « économiciste » n’est pas suffisante pour redonner un sens ou un horizon aux sociétés. Il faut réinsuffler de la politique dans tous les domaines. Et pour réduire la fracture morale entre le peuple et ses élites, décider d’un projet commun, où la capacité d’imagination puisse servir à exploiter nos avantages et nos forces. Pour Marcel Gauchet, « au-delà de la puissance, il y a mieux : l’ambition collective d’apporter une bonne réponse ».

Dans un essai direct et engagé, L’Identité c’est la guerre, l’historien Roger Martelli fustige l’obsession identitaire qui obnubile et aveugle le monde politique et intellectuel français. Depuis les attentats de 2001, l’Occident s’est placé en état de guerre permanent, et l’affaiblissement des États, face à une mondialisation financière toute-puissante, a pour conséquence les replis communautaires. L’auteur démontre comment cette vision belliqueuse du monde envenime la parole politique et mène à l’affrontement. La récupération du thème identitaire par la droite dure a placé le Front National au centre des débats et celui-ci a gagné la bataille des idées en utilisant les ficelles usées de la peur de l’autre. Mais pour Roger Martelli, il faut combattre le parti nationaliste sans aller sur son champ. Laissons-lui le drapeau et ses idées identitaires. Le nationalisme de l’extrême ne se dispute pas, il se combat. Pour déconstruire cette obsession identitaire, il faut remettre au centre de toute politique de gauche une notion trop oubliée : l’Égalité. Ce sont les inégalités qui construisent les communautés identitaires et creusent entre elles d’irréparables fossés. On peut sortir de ce piège en renouant avec la solidarité et agir en pleine conscience pour déployer avec force une inébranlable volonté collective : « contre le « eux » et le « nous » mettre en avant le « tous » ». À l’inverse, dans L’Illusion du consensus, le nouvel essai stimulant et provocateur de la philosophe Chantal Mouffe, l’inspiratrice du mouvement Podemos s’attaque à l’idéal d’un monde politique inclusif et consensuel. Pour l’auteure, l’esprit du temps post-politique s’égare dans la vision idyllique d’une mondialisation cosmopolitique qui apportera paix et prospérité, et fera respecter les droits de l’homme partout dans le monde. Le champ du politique est avant tout antagoniste, c’est une sphère de pouvoir et de conflit. Nier sa dimension conflictuelle, idéaliser la sociabilité humaine et sa croyance en une démocratie rationnelle et apaisée, conduit cette dernière sur une fausse route. La montée du populisme de droite et du terrorisme religieux sont la conséquence de cette volonté universaliste. Il existe plusieurs libéralismes, mais la tendance dominante de la pensée libérale et son approche rationaliste et individualiste, qui empêche de reconnaître les identités collectives, est incapable de cerner le pluralisme du monde social. Chantal Mouffe propose une autre approche et nous invite à repenser l’importance des passions en démocratie et de la lutte collective. Chantre de la « démocratie radicale », sa conception partisane et assumée de la politique propose une alternative à l’hégémonie d’un monde unipolaire où toute alternative à l’ordre néolibéral actuel semble impossible. Une Europe véritablement politique ne peut exister qu’en lien avec d’autres entités politiques et contribuer ainsi à l’équilibre entre plusieurs modèles de démocratie en permettant l’existence du pluralisme. Son but ne saurait être l’universalisation du modèle occidental de la démocratie libérale.

Dans Et les faibles subissent ce qu’ils doivent ?, Yanis Varoufakis, ancien ministre de l’Économie de la Grèce, apporte son expertise sur la crise monétaire et politique qu’a subi la zone Euro en 2010. Très critique sur la politique de rigueur monétaire allemande, et l’engagement quasi religieux de la zone Euro à défendre l’orthodoxie libérale, il fustige l’iniquité de cette politique quand elle ne sert qu’à paupériser les peuples. Il dénonce l’aveuglement et l’égoïsme du terrible docteur Schäuble, qui, dans son intransigeance, risque d’enfoncer l’économie européenne et mondiale dans un bourbier politique et moral. Il faut examiner le passé pour penser l’avenir de l’Europe. Retenir que par deux fois l’Europe a implosé dans de funestes guerres, infligeant au monde d’effroyables épreuves. Il faut donc changer complètement le cours de l’Histoire et sortir l’Europe des tentations irrationnelles du nationalisme, de l’autorité populiste et de la haine de l’autre. Par leurs propos toniques et au-delà de leurs divergences, ces essais nous obligent à penser une refondation totale du politique, afin de renouer avec la confiance et l’action.