Littérature étrangère

Stewart O’Nan

Les Joueurs

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photo libraire

Chronique de Renaud Junillon

Librairie Lucioles (Vienne)

Livre après livre, l’écrivain américain Stewart O’Nan bâtit une œuvre captivante, qui puise son matériau dans le quotidien d’une Amérique en quête d’elle-même, où les ambitions deviennent des rêves inexaucés, où les couples se débattent avec un sentiment d’échec absolu, où les enfants, devenus grands partent loin des pavillons de banlieue achetés à crédit.

Stewart O’Nan a été ingénieur dans l’aéronautique avant de s’inscrire à des cours de littérature à l’université, puis d’animer un atelier d’écriture et de se consacrer à la littérature. Sans doute est-ce de cette formation scientifique qu’il conserve une précision remarquable quant à la construction psychologique des personnages et à la mise en scène de micro-événements a priori anodins mais porteurs de sens. À la manière d’un Raymond Carver ou d’un Richard Ford, la voix des personnages est celle des perdants, tremblante des défaites, des humiliations et des combats perdus dans une société où le fameux rêve américain et son indissociable culte de la réussite par la volonté sont érigés en mode de vie. Stewart O’Nan, en observateur impitoyable des mœurs américaines, peint le destin de ces « dépossédés », les non-dits et les affects des familles se satisfaisant d’un quotidien aseptisé. Quotidien qui va voler en éclats lorsque le drame surgit, violent et imprévisible. Qu’il s’agisse de la jeune et sauvage Marjorie et sa sanglante virée sur la route 66 (Speed Queen) qui la conduira dans le couloir de la mort où elle espère la visite de Stephen King afin qu’il écrive son histoire ; de Jacob Hansen, shérif, pasteur et embaumeur d’un village ravagé par une épidémie de diphtérie (Un mal qui répand la terreur) ; de fantômes et d’adolescents survivants d’un accident de voiture qui errent dans les centres commerciaux (Le Pays des ténèbres) ; des parents de la jeune adulte Kim qui ne comprennent pas sa mystérieuse disparition et doivent pourtant se reconstruire (Chanson pour l’absente)… tous les personnages de ces romans ont en commun d’être confrontés à une tragédie qui les dépasse et les oblige à poser un regard différent sur ce à quoi ils croyaient. Dans Les Joueurs (L’Olivier), son dixième roman publié en français, Stewart O’Nan brosse le portrait d’une Amérique contemporaine asphyxiée par le crédit bancaire, mais qui continue à croire au mythe d’une éternelle métamorphose. Ainsi, le couple que forment Marion et Art Fowler est au bord du gouffre. Trente ans de mariage, adultère, incompréhension, compromis, dettes… une usure banale et épuisante où chacun aurait pu faire autrement, si seulement… Alors Art mise le tout pour le tout lors d’un week-end de la dernière chance. Il a dégoté en promotion une « Escapade spéciale Saint-Valentin » dans un lieu chargé de souvenirs et de symboles, l’hôtel-casino au pied des chutes du Niagara, là où ils passèrent leur voyage de noces. Prêt à tout pour reconquérir Marion et s’offrir une seconde lune de miel, Art est également bien décidé à jouer leurs dernières économies à la roulette : la chance finira-t-elle par sourire aux Fowler ? À moins que le hasard n’ait rien à voir avec tout cela ? Dans cet huis clos à la construction irréprochable, Art et Marion se démènent avec leurs espoirs et leurs doutes, leurs faiblesses, leurs petits mensonges si humains, tandis que dehors le vacarme des chutes se fait assourdissant et que le monde se révèle être un paradis factice, fait de stuc et d’attractions pour touristes. Au sein de ce temple de l’argent-roi et de l’artifice, ce qu’ils recherchent sans se l’avouer, c’est une complicité spontanée, une relation de partage sincère et entier. Mais tant que l’on peut encore miser, il existe une chance de gagner.