Littérature étrangère

Mervyn Peake

Le Cycle de Gormenghast

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photo libraire

Chronique de Nadège Rousseau

Librairie Passages (Lyon)

Écrit entre 1946 et 1959, Le Cycle de Gormenghast est tout simplement un des plus grands textes de la littérature fantastique contemporaine. Et cette œuvre à la frontière de la fantasy et du gothique est enfin rééditée en un seul volume chez « Omnibus ». Une belle occasion de (re)découvrir ce texte !

Gormenghast est un comté isolé, dominé par le château du même nom. Encastré entre forêts, montagnes et vallées inhospitalières, celui-ci est en ruine et son aspect semble terrifiant. S’en dégage une atmosphère pseudo-médiévale fantastique et dérangeante. Si tout y est décrit jusqu’à la moindre pierre, on ne pourra jamais embrasser le château dans son ensemble : il y a toujours une porte dérobée, un escalier condamné, des ailes abandonnées. Mais c’est ici, et d’aussi loin qu’on s’en souvienne, que règnent la famille Tombal et le comte d’Enfer. Bien malgré eux, leur vie est régie par des rituels contraignants et absurdes. Avec leur cour et leurs serviteurs, ils vivent comme arrêtés dans le temps, figés dans la gangue de rites immémoriaux dont le but s’est perdu il y a longtemps. C’est dans ces circonstances que l’on découvre Titus, le fils du comte, qui naît aux premières pages de Titus d’Enfer. Dans ce premier tome du cycle, Gormenghast est bouleversé par la naissance de l’héritier. Pour découvrir le château, nous aurons plusieurs guides, tous étranges et déroutants. Dont Finelame, un des plus grands « vilains » de la littérature contemporaine. Son ambition terrible va le pousser hors des cuisines où il était simple commis vers les plus hautes sphères du pouvoir. Et il utilisera tous les moyens. Il est sournois, menteur, tricheur, violent, calculateur… Pourtant Mervyn Peake, avec tout son talent, réussirait presque à nous faire aimer ce personnage détestable. L’auteur sème le doute et nous met mal à l’aise, nous poussant toujours plus loin dans les entrailles du château. Que l’on explore encore dans Gormenghast : Titus a grandi et doit maintenant conjuguer son désir de liberté et ses responsabilités. Héritier du comte, devra-t-il rester fidèle aux rituels qui régissent sa vie ou pourra-t-il vivre libre ? Ce déchirement entraînera Titus loin de Gormenghast dans Titus errant, où on le retrouve perdu au cœur d’une cité futuriste et industrieuse. À se demander si le château a réellement existé. De plus, aux trois romans qui constituent la colonne vertébrale du cycle, Omnibus ajoute un bonus : la nouvelle « Titus dans les ténèbres », vision cauchemardesque d’un monde extérieur au château. Tout au long du cycle, l’étrangeté qui émane des lieux et des personnages contamine le langage et façonne un texte toujours changeant, inclassable. Certes, Peake emploie des « ficelles » de la littérature classique : nous avons un héritier confronté à son désir de liberté, une bonne marraine, de mauvaises tantes et tous les personnages ou presque portent des noms correspondant à leurs caractéristiques physiques (comme Craclosse dont les os craquent à tel point que tout le monde peut l’entendre arriver de loin). Mais il les détourne habilement, créant ainsi un sentiment d’inquiétante étrangeté qui nous hypnotise. Il engendre un imaginaire fascinant, toile de fond d’une histoire complexe qui nous entraîne en eaux troubles. Alors définitivement, si vous voulez plonger dans cet univers, vous laisser aller et succomber au charme de Gormenghast (et vous faire un peu peur), n’hésitez pas !