Essais

Patrick Boucheron

Comment se révolter

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photo libraire

Chronique de Cyril Canon

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La jeunesse contemporaine, incertaine de son futur, navigue à vue entre outrance consumériste, vide spirituel, idéologies barbares. Elle oscille entre nihilisme radical et soumission au monde tel qu’il est. Dans leurs derniers essais, un pédopsychiatre, un philosophe, et un historien, proposent des voies nouvelles pour esquisser l’espoir d’un avenir possible.

Daniel Marcelli, pédopsychiatre depuis longtemps confronté aux fureurs adolescentes, dresse dans son dernier ouvrage un terrible constat : une « rage psychologique » se propage chez nombre d’adolescents, comme une violente volonté de s’affirmer, de s’imposer à la société, de défendre jusqu’au bout sa précieuse « estime de soi ». Dans une époque où l’individualisme est roi, le narcissisme triomphe. À notre stade, la sociologie étant passée par là, il n’existe plus de « sujet » juste des « individus », soumis, pour ressentir l’excitation d’exister, au diktat du regard des autres. Pour être reconnu, le jeune y concentre toute sa rage, et « le geste créatif » est une possibilité pour attirer l’attention et obtenir la reconnaissance. Mais l’auteur prévient : de la rage à la radicalisation, il n’y a qu’un pas. Nombre de tentateurs, comme les cellules de recrutement djihadiste, connaissent la fragilité et la meilleure manière de manipuler les adolescents. Ils n’hésitent pas à dégoupiller cette juvénile grenade émotionnelle. À travers différents cas, l’auteur aide à déceler les signes avant-coureurs de cette rage, afin de pouvoir la soigner et la prévenir. Il présente diverses issues possibles pour sortir de cet engrenage, comme transformer la rage en envie créatrice afin de neutraliser l’envie de détruire. Pour l’auteur, le principal antidote à ce virus est la « considération ». Il faut rendre l’adolescent fier de ce qu’il est, lui offrir des raisons de croire en lui afin qu’il puisse trouver sa place dans la société. Faisons confiance au philosophe pour donner un sens aux pulsions créatrices de la jeunesse. Dans La vraie vie, Alain Badiou commence par s’intéresser à la condamnation à mort de Socrate, accusé de corrompre la jeunesse, pour démontrer l’importance de la philosophie dans la recherche de ce qui peut constituer un axe d’existence. Et puisque le rôle du philosophe est de corrompre, Badiou invite la jeunesse à s’engager dans la voie de « la vraie vie ». Autrement dit, celle-ci doit se révolter contre la société. Il propose un chemin de réflexion, aidé par les dialogues platoniciens, pour s’affranchir des routes tracées, fixées par le déterminisme social, et le rôle de consommateurs auquel nous réduit le monde marchand. Il ouvre une voie entre le « no futur » nihiliste et le règne neutre de ce que Marx nomme « les eaux glacées du calcul égoïste ». La jeunesse contemporaine doit créer sa propre boussole pour sortir de sa désorientation. Badiou s’intéresse au monde qui advient. La jeunesse est au seuil d’une ère inédite et doit s’inventer contre les ruines du « vieux monde ». Le plus important pour Badiou est que la jeunesse garde l’esprit ouvert. Qu’elle soit attentive aux signes avant-coureurs de ce qui se trame dans le monde et reste ouverte sur elle-même pour trouver des capacités ignorées. Toujours avoir en tête la tentation du voyage, du départ. S’inventer une pensée nomade qui serait comme un pont entre brûler sa vie et la construire. Selon Badiou, il faut « savoir renoncer à ce qu’on construit car quelque chose d’autre vous a fait signe en direction de la vraie vie ». Dans le cadre de la collection « Petites conférences » des éditions Bayard, l’historien Patrick Boucheron se demande « comment se révolter ? » Pour répondre à cette question, il plonge dans la période du Moyen Âge. L’époque est considérée comme l’enfance du monde dans lequel nous vivons, l’âge bête et révolté de notre modernité. Avec un style vif et précis, mêlant la grande Histoire aux anecdotes, l’auteur nous apprend à déceler les signes de la révolte au sein de cette période. L’Histoire est un art de l’émancipation. Elle montre qu’une autre histoire est possible. Rien n’est inéluctable ou écrit d’avance. Le Moyen Âge est un prétexte pour démontrer que, quelle que soit la chape de plomb qui écrase une époque, il existe toujours des interstices, des espaces de fuite, où la révolte et le soulèvement sont possibles. L’historien sait que les sources sont issues des écrits des « vainqueurs ». Mais il sait lire entre les lignes, déceler le détail qui contredit le discours dominant, pour en tirer un fil d’hypothèses. Face à l’injustice, il y a différentes manières de se révolter. C’est ce que nous indique l’auteur à travers sa conférence. On peut éviter la révolte sanglante par la fuite, l’isolement (les ermites), ou procéder à l’instar de ces paysans qui quittent l’ombre tyrannique du château seigneuriale, pour se chercher un autre maître plus bienveillant. Une lueur d’espoir dans notre sombre siècle.