Littérature étrangère

Robert Seethaler

Une vie entière

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Chronique de Isabelle Theillet

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Quel bonheur de découvrir un nouvel auteur et d’attendre avec impatience son prochain roman. Robert Seethaler, d’origine autrichienne, par ailleurs acteur et scénariste, a l’art de nous plonger dans des histoires aux personnages attachants. Il nous livre à nouveau un petit bijou littéraire.

Beaucoup d’entre nous avaient pris plaisir à la lecture du Tabac Tresniek, paru en octobre 2014 (Sabine Wespieser). Le héros, le jeune et naïf Franz Huchel, débarquait à Vienne en 1937, en pleine montée du nazisme, pour travailler chez le vieux Tresniek, dont l’un des fidèles clients n’était rien moins que le grand psychanalyste Sigmund Freud. Sur fond historique plutôt tragique, nous faisions alors connaissance avec la belle plume de Robert Seethaler, qui avait imaginé l’amitié pleine de finesse et d’humour née entre Franz et Freud. Il y avait déjà beaucoup de courage chez les personnes croisées au sein de ce premier roman. Le nouveau héros d’Une vie entière n’en manque pas non plus. Nous sommes en 1902 dans un village de montagne autrichien. Andreas Egger, qui est âgé de 4 ou 5 ans (personne ne sait exactement), est confié au gros fermier Kranzstocker contre son gré. Ce dernier passe son temps à lui donner des raclées, jusqu’au jour où il lui brise un fémur. L’enfant, mal soigné, restera boiteux pour le restant de sa vie. Heureusement pour lui, il est fort physiquement et psychologiquement, ce qui lui permet de se soustraire à la tyrannie de l’horrible Kranzstocker et de se donner une ligne de conduite. Selon lui, « un homme doit élever le regard, pour voir plus loin que son petit bout de terre, le plus loin possible ». C’est ce qu’il va tenter de faire toute sa vie. Embauché par l’entreprise Bittermann & Fils malgré son handicap, il participe à la construction des téléphériques qui ouvrent sa vallée à la venue des skieurs. Alors qu’il vient de secourir le chevrier Jean des Cornes, découvert en train de mourir sur son grabat, il rencontre Marie à l’auberge où il est venu se restaurer et se remettre de ses émotions. Il en tombe amoureux et lui déclare sa flamme d’une manière peu ordinaire – vous vous régalerez à coup sûr à la lecture de ce passage ! Notre héros, travailleur, honnête, va croiser la mort à bien des occasions. Parce qu’il est devenu un homme des montagnes, aguerri et expérimenté, on l’envoie en 1942 dans le Caucase mener une bien drôle de guerre. Il passe plus de huit ans en Russie : deux mois sur le front de l’Est, le reste à l’intérieur d’un camp de prisonniers perdu au cœur de la steppe. À son retour au village, il découvre une station de ski à la mode. Il lui faut tout reprendre à zéro : trouver un domicile, subvenir à ses besoins… Il devient alors guide de montagne, cette montagne qui aura façonné sa vie. Ce roman, qui peut faire penser à Vies minuscules de Pierre Michon (Folio) par certains côtés, est rempli de poésie. Merci à Monsieur Seethaler pour son imagination fertile, la puissance d’évocation de ses descriptions, la pureté de son écriture – merci également à la traductrice Élisabeth Landes. Impossible de ne pas s’attacher à Egger, qui, bien qu’il n’ait pas une vie facile, fait preuve de beaucoup de philosophie et d’une grande humanité. Le récit de sa mort ressemble à sa vie entière.

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