Bande dessinée

Pierre-Henry Gomont

Pereira prétend

illustration

Chronique de Audrey Dubreuil

Librairie Ellipses (Toulouse)

Depuis quelques années déjà, l’émergence du roman graphique offre d’excellentes occasions aux auteurs de BD d’adapter des œuvres de fiction. On pense, bien sûr, aux succès de Au revoir là-haut (Rue de Sèvres), ou du Rapport de Brodeck (Dargaud). Avec Pereira prétend, Pierre-Henry Gomont livre sa vision d’un grand roman de l’écrivain italien Antonio Tabucchi.

Si, en littérature comme en BD, les œuvres qui traitent de la dictature espagnole de Franco sont légion, celles qui évoquent la dictature portugaise d’Antonio Oliveira Salazar (au pouvoir de 1932 à 1968) sont beaucoup moins courantes. Bien que d’origine italienne, Antonio Tabucchi a fait du Portugal sa patrie d’adoption et voué à l’Histoire et à la littérature de ce pays une véritable passion. Il nous offre avec Pereira prétend une histoire intimiste, celle d’un homme ordinaire que la montée des nationalismes en Europe, en cette fin des années 1930, indiffère totalement. Car les deux seules passions de ce journaliste solitaire, vieillissant et obèse, ce sont sa femme (morte plusieurs années auparavant) et les grands auteurs français dont il traduit quotidiennement les œuvres pour la page culturelle d’un journal lisboète très conservateur. Un jour, pourtant, son quotidien bascule lorsqu’il fait la connaissance d’un certain Francesco Monteiro Rossi, jeune diplômé en philosophie, auteur d’un article sur la mort qui questionne sa propre conception de la vie. À tel point que ce dernier souhaite le rencontrer pour offrir un emploi de pigiste au sein du journal pour lequel il travaille. Il lui confie des nécrologies bon ton que Francesco remplace par des articles sulfureux sur des opposants aux régimes fascistes, tels que Lorca ou Maïakovski. Sans bien en comprendre la raison, Pereira se prend d’amitié pour le jeune homme et pour sa compagne, fervente révolutionnaire au service des républicains espagnols. Cette rencontre sera décisive pour Pereira, qui, au contact de ces deux jeunes gens, prend conscience de la folie du régime de Salazar, ouvre les yeux sur les exactions commises dans son pays, sa ville, sa rue, les arrestations arbitraires, les tortures, les exécutions sommaires… Il prend également conscience de sa lâcheté et décide d’agir. Pereira n’est pas un héros, c’est vrai, mais son cheminement vers une prise de conscience effrayante et douloureuse du rôle qu’il a à jouer face à la barbarie a quelque chose d’héroïque. C’est une épreuve que l’on traverse avec lui. Car que ferions-nous, nous, à la place de Pereira ? C’est tout l’intérêt de cet album que de nous questionner sur nos propres faiblesses. Nous sommes tous des Pereira et nous nous plaisons à croire que nous serions capables du même coup d’éclat que celui qui vient clore son histoire. Est-ce vraiment le cas ? Il y a de multiples façons d’entrer en résistance, comme il y a de multiples façons de s’élever contre la barbarie. Pereira en est un excellent exemple, lui qui prétend ne pas comprendre comment il en est arrivé à ce coup d’éclat final. Comprenons-nous mieux, nous lecteurs, cette évolution faite de rencontres et de discussions décisives avec de jeunes révolutionnaires, un prêtre franciscain et un médecin féru de psychanalyse ? Oui, sans doute, car nous avons le recul de celui qui observe sans risque ce qui est à l’œuvre. Cet album est donc, comme le roman de Tabucchi, une véritable leçon à méditer.

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