Littérature étrangère

Deepti Kapoor

Age of Vice

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Chronique de Laura Picro

Librairie L'Arbre à lettres (Paris)

L’« India shining » des années 2000 a un prix : « on s’adapte ou on meurt ». Bienvenue dans une Inde chaotique où se joue une partie d’échecs serrée sur tout le tissu social mais où les règles sont biaisées par ceux qui tirent les ficelles.

La première scène donne le ton : une famille sans abri qui dort le long d’une autoroute est fauchée par une voiture. Le chauffeur est arrêté. Un domestique innocent a visiblement pris la place du réel responsable : un riche prince. Une injustice criante dont l’ombre planera sur tout le roman. Trois voix se démarquent du chœur : Ajay, intouchable d’Uttar Pradesh, vendu par un recruteur pour rembourser la dette de sa famille de manière honorable ; Sunny, héritier du clan des Wadia, fils d’un homme d’affaires véreux, symbole d’une nouvelle génération riche et décadente ; Neda, journaliste au Delhi Post issue de la classe lettrée, tiraillée entre ses convictions et ses désirs. Le milieu social détermine les ambitions : si Sunny et Neda veulent transformer leur pays, Ajay, lui, veut échapper à sa condition. Ces voix dressent le portrait d’une Inde contemporaine en pleine mutation, qui ne cesse de se recomposer après son indépendance et qui veut à tout prix regagner son prestige aux yeux du monde, tout en restant prisonnière de son système de castes. Et c’est Delhi, personnage à part entière de cette histoire, qui cristallise ces changements brutaux : ville vouée au développement et à l’argent, elle concentre toutes les inégalités, des bidonvilles aux riches quartiers et immeubles démesurés. Cette expansion a son prix en vies humaines : la transformation de l’espace urbain passe par des destructions et des expropriations. La grande machine de la croissance avale tout sur son passage et brise des vies. Delhi devient une ville éviscérée par des ambitions qui visent à dompter l’indomptable, à l’image de ce projet fou d’aménager les rives de la Yamuna en paradis touristique. Un jeu de stratégies utilise tous les moyens (alliances mafieuses, corruption, pressions, violences, rackets, trafics d’êtres humains...) et happent les héros dans des engrenages démoniaques. Des personnages torturés, souvent tentés par les vices de la revanche froide, de la luxure, de la passivité, de la colère ou de la vengeance sanglante. Car il faut également tuer pour avancer, y compris ses alliés! Un grand roman au rythme haletant, remarquablement construit et qui dépeint avec un réalisme impressionnant une Inde insaisissable, ébranlée par des changements structurels. Ces mondes s’entrechoquent dans une violence sourde et parfois explosive que retranscrit parfaitement la très belle traduction de Michèle Albaret-Maatsch.