Littérature française

Julia Deck

Sigma

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photo libraire

Chronique de Géraldine Guiho

Librairie À la ligne (Lorient)

Complexe mais ludique, drôle mais sérieux, révérencieux mais original, le troisième roman de Julia Deck présente une composition littéraire prodigieuse où la jubilation de lire ne cesse de faire écho à celle d’écrire.

Sigma est le nom d’une organisation internationale ayant pour raison d’être l’anéantissement, si possible dans l’œuf, de la pensée critique et des idées. Les agents qu’elle emploie, tour à tour pieds nickelés et génies purs de la duplicité, exercent dans l’ombre afin de neutraliser le pouvoir subversif des œuvres d’art. La mission à laquelle nous donne à participer Julia Deck se déroule en Suisse et concerne le tableau d’un illustre peintre, tout juste retrouvé. Ce sont les notes internes et les rapports de mission échangés entre les membres de l’agence, à tous les échelons de la hiérarchie, qui donnent sa structure au roman. À la lecture émerge très vite le sentiment d’être en contact avec un puzzle littéraire à l’humour discret mais puissant. Les états d’âme parfois ubuesques des agents de terrain, les critiques péremptoires et condescendantes à leur encontre auxquelles s’adonne joyeusement la hiérarchie, les petits et grands travers des uns et des autres distillent continuellement un ton décalé et complice qui maintient en haleine tout autant que l’intrigue. Si Julia Deck se livre à une critique acerbe du marché de l’art, du pouvoir de l’argent ainsi qu’à une parodie perspicace des rapports socio-politiques, c’est in fine un formidable hommage au genre théâtral qu’elle rend. Sur le modèle des comédies classiques, les mondes opposés des puissants et des factotums s’entrechoquent ; on se réfère régulièrement à la présentation liminaire des personnages dont les noms fortement connotés laissent deviner qu’ils ont été soigneusement choisis ; la structure du roman rappelle celle en actes et en scènes caractéristique du théâtre ; les répétitions d’une pièce, comme autant de mises en abyme, décuplent le vertige et le plaisir de lecture. C’est tout simplement brillant !