Littérature française

Yassaman Montazami

Karl et mon père

photo libraire

L'entretien par Coline Hugel

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Dans ce très beau premier roman, Yassaman Montazami nous invite à rencontrer son père, intellectuel iranien, grand admirateur de Karl Marx, charmeur, drôle, du genre à cuisiner un canard à l’orange en plein milieu de la nuit comme si c’était tout à fait normal. Un cri d’amour pour ce père disparu.

Dans ce premier roman, vous racontez votre père, personnage haut en couleur, iranien envoyé à Paris pour faire ses études dans les années 1960. Pourquoi avez-vous souhaité écrire ce livre ? L’avez-vous mûri longtemps ?
Yassaman Montazami — J’ai toujours écrit, mais le projet de publier un livre de fiction a souvent été relégué au second plan par mon travail de psychologue. C’est à l’annonce de la maladie de mon père que j’ai éprouvé un sentiment d’urgence à collecter par écrit des anecdotes et des souvenirs le concernant. C’est l’imminence de sa perte qui a mis en route ce projet d’écriture. Certains êtres menacent d’emporter dans la mort plus qu’eux-mêmes, tout un monde. C’était le cas de mon père. Je ne pouvais me résoudre à renoncer à ce passé commun. Mettre des bribes de sa vie par écrit, c’était s’offrir un dernier voyage ensemble, dans nos souvenirs – un acte d’amour parfaitement égoïste. Pour arriver à cette version définitive, il m’a fallu du temps et du travail. Mon mari, Éric Laurrent, qui est écrivain, m’a fait comprendre qu’un livre ne s’improvise pas : écrire est un métier qui a ses techniques, ses règles et ses codes. Il m’a proposé de me les enseigner, si j’étais prête à me plier à une certaine rigueur et à beaucoup d’humilité. Sous sa direction, le livre a fondu de moitié… et m’a donné envie d’en écrire d’autres.

À la lecture de ces pages, on ne peut s’empêcher de penser à Persepolis. Vous sentez-vous proche de l’univers de Marjane Satrapi ?
Y. M. — La découverte des bandes dessinées de Marjane Satrapi au début des années 2000 a été un véritable choc pour moi. Elle a été la première à tendre un miroir à notre génération en nous révélant à nous-mêmes. Son travail est le parfait reflet de ce que nous sommes, des Orientaux ayant intégré les formes d’expression occidentales (pour elle, la bande dessinée), qui nous permettent de partager en toute familiarité notre exotisme et notre étrangeté. J’ai beaucoup d’admiration pour elle.

Votre père avait une véritable passion pour Karl Marx, d’où lui venait cet étonnant intérêt ?
Y. M. — Mon père a été plongé dans la politique depuis sa plus tendre enfance par l’intermédiaire de son père, qui était un démocrate et un nationaliste partisan du docteur Mossadegh, Premier ministre de Reza Pahlavi renversé dans les années 1950 par la CIA, et dont ma grand-mère a porté le deuil durant un an. Mon père a toujours été sensible à la question de l’inégalité. Il avait une âme de justicier, au sens littéral du terme. À l’époque, dans les années 1970, ce n’était en vérité pas très original pour un étudiant issu de la bonne bourgeoisie d’être marxiste, c’était même parfaitement banal. La particularité de mon père a été d’être totalement bouleversé, fasciné même, par la lecture de Marx, qui s’est révélée sans fin pour lui. Il s’est perdu dans Le Capital comme dans un labyrinthe mythologique.