Bande dessinée

Lupano , Chemineau

Le Mètre des Caraïbes

✒ Élise Hardt-Rillard

(Librairie -café Le Tagarin, Binic-Étables-sur-Mer)

Dans le monde post Révolution française, un botaniste acariâtre chargé d’une mission en apparence absurde, se retrouve prisonnier d'un groupe de pirates farfelus. Le nouvel album hilarant du duo Wilfrid Lupano et Léonard Chemineau est une charge truculente contre la bêtise humaine.

En mer des Caraïbes, un bateau pirate mené par le débonnaire Jacques, auteur d’opéras raté accompagné de sa bande d’hommes et de femmes aussi joyeuse qu’hétéroclite, fait une drôle de prise sur un navire anglais, en ce mois de février 1794 : celle d’un botaniste nommé Joseph Dombé. Ce petit bonhomme très agité est chargé d'une mission de la plus haute importance : apporter aux Amériques le mètre décimal. Il faut dire qu'à cette époque, personne ne compte pareil, entre les pieds des Anglais, les gallons, les livres, les onces... Tout le monde est persuadé d’avoir la méthode de mesure la plus efficace mais personne ne s’y retrouve. C'est pourquoi les Français, souhaitant imposer leur système métrique et par là même leur vision du monde, ont chargé cet ancien botaniste du roi de l’importer en Amérique. Autant dire que la partie n'est pas gagnée car le pauvre vieux est poursuivi par une malchance incroyable : il a le don de s’attirer tous les ennuis de la terre. Opiniâtre néanmoins et obsédé par sa mission qu’il juge essentielle à la marche du monde, le scientifique n’a de cesse de tenter d’échapper à ses geôliers avec une efficacité des plus relatives. Basé sur l'histoire vraie de la disparition du botaniste Joseph Dombé, cette farce hilarante est signée par le même duo qui nous avait régalés avec La Bibliomule de Cordoue. C’est donc avec plaisir que l’on retrouve l'art du dialogue de Lupano (le papa des désormais célèbres Vieux Fourneaux) et le trait vif de Chemineau qui n'a pas son pareil pour concocter des personnages irrésistibles de drôlerie (mention spéciale au canonnier Louis, obsédé par les « Louisettes », unité de mesure de son cru). Comme souvent chez Wilfrid Lupano, derrière l’humour et les dialogues absurdes, se cache en réalité une charge contre la bêtise humaine, l'obscurantisme et le capitalisme galopant. Car, entre les pirates farfelus et l’illuminé des sciences qu’est Joseph Dombé, c’est un combat sur la vision du monde et de son évolution qui est en jeu, l’anarchie joyeuse contre l’ordre établi. En effet, le but inavoué d’un système métrique universel est de mettre toutes les nations au pas pour gagner en efficacité et accélérer le rythme des échanges et donc du commerce. Si ce roman graphique est un plaisir de lecture, grâce à ses dialogues ciselés et à son rythme effréné, il se révèle finalement bien plus profond qu'il n’en a l'air.

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