Finistère est un projet d'écriture qui arrive juste après La Carte postale où vous effeuilliez une partie de votre arbre généalogique. Avec Finistère vous vous intéressez à une autre branche.
Anne Berest C'est un livre que, d'une certaine manière, comme La Carte postale, je n'ai pas choisi d'écrire. Il m'a été demandé. J'avais beaucoup écrit sur la famille de ma mère avec Gabriële qui racontait l'histoire de nos arrière-grands-parents. Ensuite, j'ai écrit La Carte postale qui s'est imposé à moi. Et là c'est mon père, dans un mail, qui me dit : « Et moi ? Et nous ? ». Mon père est breton du Finistère. Il m'a dit : « nous les paysans, les marins nous ne pouvons pas être des personnages de roman ». Quand il m'a écrit cette lettre, c'était un moment un peu particulier parce que, quelques jours après, nous apprenions qu'il était malade. J'ai donc commencé à écrire Finistère avant La Carte postale. Je me suis plongée dans ce livre comme une nécessité, comme pour aider mon père à traverser cette maladie.
Dans vos textes, la transmission est un sujet essentiel. Est-ce-que cette manière d'écrire en utilisant un matériau vivant comme votre famille et notamment votre père, personnage magnifique, est une manière de restaurer, restituer, guérir, retenir à soi ?
A. B. C'est un drôle de personnage ce père ! C'est un taiseux, un scientifique. Ce n'est pas facile de faire le portrait d'un scientifique quand, comme moi, on ne sait pas combien font 2+2 ! Il faut se mettre dans la psyché d'un homme qui, lorsqu'il regarde le monde, le traduit immédiatement en phénomène mathématique. Cela représentait un vrai défi d'écriture. J'ai une passion pour les archives et les vieux papiers. J'ai eu la chance que mon grand-père conserve tous ses souvenirs dans des vieux cahiers Oxford pour raconter la vie de ces hommes sur plusieurs générations en allant à la source. Des anecdotes que je n'aurais pas pu inventer et qui sont la mémoire de mon grand-père, son enfance à Saint-Pol-de-Léon. Il a créé la première coopérative agricole bretonne, ce n'est pas rien.
C'est un roman d'hommes où il est question de fidélité, d'amitié, d'engagement, notamment par l'histoire de votre père et de votre grand-père. Un récit qui s'inscrit sur presque un siècle dans un territoire particulier et dans une généalogie capricieuse.
A. B. Il est vrai que ce qui m'intéresse, c'est l'Histoire, des thèmes déjà présents dans La Carte postale ou Gabriële. Là c'est l'Histoire de France mais du point de vue de la Bretagne : la Seconde Guerre mondiale dans une ville comme Saint-Pol-de-Léon, Mai 68 à Brest. Des histoires d'hommes car ce sont des histoires de père en fils avec tout ce que cela peut contenir. Et puis, tout à coup, dans cette généalogie mon père qui n'a que des filles. C'est un homme que nous pourrions presque dire qu’il était déconstruit avant l'heure. C'était un homme très doux, qui laissait sa femme prendre les choses en main, conduire, qui aimait que ma mère soit une femme forte.
Un couple incroyable vos parents ! Finistère c'est l'occasion de les raconter mais surtout l'occasion de raconter ses filles, sa fille Anne Berest qui se demande quand elle écrit ce livre qu'elle est sa relation avec son père.
A. B. J'ai adoré imaginer la rencontre entre mes parents. Ce sont deux chercheurs totalement dans leur monde. Comment ces deux planètes quasiment dysfonctionnelles ont-elles pu se rencontrer ? Mon père est tout le temps à faire des calculs dans sa tête (même cuisiner des pâtes se transforme en équation !) et ma mère, linguiste, toujours plongée dans l’étude des langues. Parce qu’ils ont senti qu’ensemble, ils pourraient mieux affronter le monde. En témoigner par l’écriture fut un vrai bonheur. Mais il est vrai que c'est compliqué d'écrire sur une relation où tout s'est passé dans le silence. C'est beau, c'est merveilleux mais c'est difficile d'être l'enfant de quelqu'un qui ne dit pas les choses, d'être l'enfant d'un taiseux parce qu'on sent qu'il y a de l'amour mais on n'en est jamais certain. Le silence, on le questionne toujours. Je sentais l'amour de mon père. Mon livre questionne cela, une belle relation où l'amour se sent mais ne se dit pas.
Tout en chapitres courts, Finistère d'Anne Berest nous plonge dans l'histoire d'une famille bretonne sur trois générations, la sienne. À travers ce récit où l'émotion s'insinue page après page, se dessine le portrait en creux de son père, chercheur passionné, engagé, taiseux mais formidablement amoureux des femmes de sa vie et de la « théorie de la bifurcation ». Ne pas suivre la voie tracée mais faire ce pas de côté qui nous permettra de nous réaliser et d'être libre. Anne Berest, une fois encore, nous livre une magnifique réflexion sur la famille dans un récit de transmission qui fixe le souvenir et l'amour grâce à la passion des mots, en tissant un lien vivant entre le passé et le présent.