Jeunesse

Émilie Chazerand

Écrire et se sauver

Entretien par Lucie Mounier

(Librairie des Pertuis, Saint-Pierre-d’Oléron)

Hyper est un roman tendre et juste, abordant avec humour et transparence des troubles du comportement et les relations difficiles entre mère et fille lorsque la compréhension devient impossible.

Hyper, c’est deux journaux intimes, l’un comme une voix qui hurle en silence tout ce que Miriam n’ose pas dire à sa mère, le second comme un exécutoire pour une adolescente « hyper sensible » et « hyper torturée ». Comment vous est venue l’idée de cette forme narrative originale ?

Émilie Chazerand C’est compliqué de répondre aux questions sur les idées. On veut toujours découvrir/comprendre d’où elles viennent et par quel moyen de locomotion, en sus. Si on le savait précisément, tout serait si simple. En réalité, je crois que celle-ci est née du phénomène d’attraction-répulsion que le concept de journal suscite en moi. J’aime lire ceux des autres mais j’ai toujours été incapable d’en tenir un plus d’un mois. Parce que cette forme frustre mon rapport exigeant, pathologique peut-être, à la vérité. Dès qu’on raconte une histoire, même si c’est la sienne propre, on n’est plus dans la transcription scrupuleuse du réel mais déjà dans une forme d’autofiction. Et c’est ce qui est justement très beau et particulièrement intéressant puisque les faits ne sont rien sans la sensibilité, le biais, la subjectivité. Je crois que j’avais envie d’explorer ça. Ce qu’on pense être le « vrai » journal de Miriam ne contient pas pour autant LA vérité, si tant est que cette dernière soit autre chose qu’un mythe.

 

Miriam a fait une tentative de suicide et pourtant, cela est raconté avec autodérision. Comment avez-vous imaginé ce début de roman et trouvé la voix de Miriam face à un tel désespoir ?

É. C. Je ne voudrais pas que l’on pense que je traite ce sujet avec mépris ou indolence. Ce n’est pas du tout le cas. Le suicide est la troisième cause de décès chez les adolescentes. La quatrième chez les garçons. Ce sont des faits et il faut se saisir de cette réalité, sans peur ni lâcheté. Miriam n’a pas l’air suicidaire parce qu’elle est drôle, forte, incisive. Elle ne présente pas la symptomatologie caricaturale du sujet suicidaire puisqu’elle danse et sautille au bord, tout au bord, du gouffre. Justement, je voulais montrer ça. Qu’on peut sembler solide en étant complètement bousillée, être marrante et torturée, légère et dans la détestation de soi à la fois. Rien de tout ça n’est incompatible, par essence, et on peut (sur)vivre à cette composition, s’arranger, s’harmoniser. Je l’aime bien, Miriam, parce qu’elle ne se laisse pas faire, finalement. Elle lutte fort contre sa nature, son destin tout tracé et si mal dessiné. Même quand elle croit renoncer, elle ne lâche pas tout à fait. Et vient inexorablement le moment où elle cesse de subir. C’est toujours très satisfaisant, de reprendre les choses en main, même si on a les doigts qui tremblent et les paumes moites.

 

Le roman aborde l’importance de la vérité et des souvenirs pour se construire. Sans en révéler trop sur la disparition de Lise, la petite sœur de Miriam, pourriez-vous nous indiquer comment vous avez développé cette intrigue en lien avec la mémoire et le traumatisme ?

É. C. Je suis fascinée par la construction du mensonge. Pour avoir travaillé en psychiatrie (et étant une femme hétérosexuelle), j’ai pu observer des mythomanes de très près. Ce qu’il y a de plus troublant, à mon sens, c’est ce moment où le menteur ne sait plus faire la différence entre réalité et affabulation. Il ne peut plus séparer les faits de ses propres ajouts au récit. Tout se mélange, se fond. On sent que la personne a loupé une marche, a trébuché en chemin. Il y a une petite fracture, quelque part. Une plaie qui a mal cicatrisé et qui suinte. Ces petites douleurs, imperceptibles pour les autres, vous changent. Elles vous font boiter très légèrement, respirer plus vite que la normale, vous tenir moins droit. On ne « soigne » pas le menteur sans questionner l’origine de ces dysfonctions. Miriam ment avec sincérité. Elle est la première dupée. Pourquoi ment-elle ? Et à qui ? Le cerveau est un instrument passionnant. On n’a pas assez d’une vie pour en comprendre les ressorts et les mystères.

 

Miriam, c’est aussi une ado qui ne s’aime pas. Les doutes qui la dévorent dans sa solitude ne peuvent pas être comblés par son seul humour. Alors ce désamour se traduit par des crises d’hyperphagie. Pourquoi avoir choisi d’aborder ce sujet rarement représenté en roman jeunesse ?

É. C. Je trouve que c’est un peu (et tristement) devenu cliché, les héroïnes cachectiques. Les livres, les films, les séries, aiment beaucoup les jeunes filles fragiles aux yeux agrandis par la faim et un spleen insondable. On feint de s’inquiéter pour elles tout en enviant leur aptitude à porter des vêtements minuscules. Je ne sais pas pourquoi le public apprécie autant de ontempler leurs clavicules saillantes et leurs côtes en surnage dans un miroir moucheté de rouille, avant de s’enfoncer deux doigts dans la gorge. Glamouriser l’extrême minceur, ce n’est pas mon truc. Les TCA, ce n’est pas sexy. Je vous invite à vous pencher sur la question et vous observerez qu’on est très loin d’un défilé Chanel. Miriam est autant en souffrance qu’une jeune fille atteinte d’anorexie mentale. C’est la société qui les distingue en ne posant pas le même regard sur ces deux troubles du comportement alimentaire. On plaint les personnes faméliques, décharnées, parce que la maigreur ultime est synonyme de privation, de manque, de carence, dans l’inconscient collectif. On a alors l’élan de porter secours, assister, remplir, tandis que le surpoids énerve, dégoûte, provoque. Il évoque injustement la paresse, les excès, l’indignité, l’absence de contrôle de soi et/ou de discipline. De plus, Miriam coche quasi toutes les cases pour faire d’elle l’objet d’attaques constantes et faciles. Elle est une femme. Elle est rousse donc très « visible », distinguable, repérable. Elle n’est pas privilégiée, socialement parlant. Elle est très grande, imposante. Même sans le vouloir, elle prend de la place, occupe l’espace. Elle s’exprime librement. Et le summum, c’est qu’elle a le culot de vouloir exister. Je voulais qu’elle y arrive. Je voudrais que toutes les Miriam y arrivent.

 

Au-delà des thèmes difficiles, vous offrez un peu de romance à votre héroïne. Comment avez-vous choisi les personnages qui vont entrer dans la vie sentimentale de Miriam ?

É. C. Pour construire le personnage de Lórant, je dois concéder que je me suis appuyée sur un garçon que j’aimais secrètement au collège. Je lui ai piqué son allure, sa beauté, son charisme aussi. Mais le biscuit n’a rien à voir avec l’emporte-pièce : il s’est déformé et a changé de couleur à la cuisson. « Mon » Lórant ne se reconnaîtrait pas lui-même, j’en suis sûre. Pour Saravanavel, j’avais simplement envie de fabriquer un garçon doux, tranquille, discret. Pas flamboyant et pas perturbé par le désir de briller davantage. Il est poli comme une chaise. Rien ou quasi rien ne se voit de ses tourments. C’est l’anti-Miriam par excellence, son opposé en tout. Saravanavel fait partie de ces gens qui consultent un psy pour comprendre comment évoluer dans un monde taré quand on ne l’est pas soi-même. Il sait ce qu’il veut. Il essaie simplement d’apprendre à imposer ses choix aux autres en douceur, avec tact et respect. Saravanavel n’a pas besoin d’être réparé : il est un élément réparateur. J’ai perdu un ami très saravanavelien, il y a un longtemps/hier. Il y a des gens qui n’exigent pas cinq, dix, vingt ans de votre vie pour l’influencer positivement. Ils disparaissent comme ils sont apparus : par magie. Mais quelque chose d’eux tombe dans vos poches et vos chaussures pour vous suivre partout où vous allez. Et se glisser dans toutes les histoires que vous écrirez.

 

 

Miriam est grosse, déborde d’énergie, de colère, de tristesse. Elle recherche sa sœur disparue, s’imagine en train d’aborder son crush et aimerait se confier à sa mère, dépassée. Son intériorité, c’est hyper-intense, tout le temps. Ça déborde d’efforts pour survivre. Son psy lui propose de tenir un journal. Avec sa mère, incontrôlable curieuse, c’est impensable. Il y en aura deux : le faux pour sa mère, et le vrai pour elle-même. Vous passerez du rire aux larmes avec les punchlines d’une ado attachante face à un vécu difficile mais jamais insurmontable. Hyper dresse une tranche de vie d’un point de non-retour à un mieux-être, avec un soupçon de romance, sans clichés.

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