Littérature étrangère

Rosie Dastgir

Une petite fortune

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photo libraire

Chronique de Manon Godeau

Librairie Gargan'Mots (Betton)

Ce récit coloré et brillamment construit, à la fois drôle et bouleversant, est imprégné de la propre expérience de son auteure, Rosie Dastgir, elle-même née de la rencontre de deux cultures : un père pakistanais et une mère anglaise. Une lecture au plaisir résolument chronophage. À ne pas manquer.

Après avoir habité de nombreuses années dans l’Est de Londres avec sa femme – Anglaise et médecin – et sa fille Alia, Harris se retrouve seul. Quatre années ont passé depuis son divorce et il vit maintenant au nord de l’Angleterre, où il a ouvert une petite épicerie. Souvent absent, il laisse le soin à de proches cousins de gérer la boutique. Dans ce premier roman, Rosie Dastgir retrace le chemin (intérieur et kilométrique) que parcourt Harris, homme intègre et bon père, qui se sent investi d’une mission : donner à un tiers, si possible dans le besoin, une somme d’argent, petite fortune qu’il vient d’hériter de son ex-femme. Alia, elle, est installée à Whitechapel et décide d’interrompre ses études de médecine sans oser l’avouer à son père. Elle vit une histoire avec Oliver, un Anglais, ce qui pourrait être mal perçu par certains de ses proches. Même si elle se comporte exactement comme n’importe quelle britannique, Alia se sent différente, tiraillée entre son identité et le poids des traditions culturelles, déchirée par les attentes qui pèsent sur les nouvelles générations issues de l’immigration. Les personnages se croisent au fil des pages. Il y a Rashid, jeune neveu d’Harris dont la carrière est compromise et qui est chargé de surveiller Alia, Farrah, qui est veuve et qu’Harris commence à fréquenter, Oliver et sa famille, ou encore Nawaz, le cousin qui tient le magasin, et bien d’autres encore… Au fil de ses visites à des proches ou aux différents membres de cette grande communauté, Harris partage ses pensées et témoigne d’une grande générosité, mais reste fidèle à ses principes sans se départir d’un certain cynisme face à ceux qui l’entourent. Grâce à une écriture juste et pleine, nous ressentons le poids des renoncements consentis par Harris. Il sourit, il soupire. Nous aussi. Rosie Dastgir dépeint avec humour et tendresse le quotidien d’une communauté pakistanaise installée en Angleterre, mais aussi le Pakistan de leurs origines. Elle décrit dans un style fluide la complexité des liens entre les différents personnages et la place des valeurs traditionnelles. Le Pakistan s’est séparé de l’Inde pour des raisons religieuses, après le rejet des musulmans par une part de la population hindoue. Une petite fortune se présente comme un voyage au cœur de ces quartiers anglais musulmans, où l’on croise aussi bien des croyants conservateurs que des modérés, des athées et des fondamentalistes. Tous font face aux difficultés de vivre dans un pays qui, pour la plupart d’entre eux, est devenu davantage qu’une terre d’adoption, mais auquel, malheureusement, ils ne se sentent pas vraiment appartenir. Ces personnages en quête d’identité rappellent certains de ceux qui peuplent les romans de Zadie Smith. Tout en nuances, ce sublime page-turner montre les fractures entre modernité et tradition, et revendique le droit universel d’appartenir à une double culture. Dans ce roman d’abord publié aux États-Unis (où vit désormais l’auteure) avant de l’être au Royaume-Uni, Rosie Dastgir rend un vibrant hommage à son père aujourd’hui disparu, lui témoignant affection et respect.