Littérature étrangère

Zeruya Shalev

Stupeur

  • Zeruya Shalev
    Traduit de l'hébreu par Laurence Sendrowicz
    Gallimard
    17/08/2023
    363 p., 23.50 €
  • Chronique de Julie Debatisse
    Librairie Elizabeth & Jo (Plougastel-Daoulas)
  • Lu & conseillé par
    21 libraire(s)
illustration
photo libraire

Chronique de Julie Debatisse

Librairie Elizabeth & Jo (Plougastel-Daoulas)

Stupeur. C’est un état. Une absence de paix. L’état dans lequel basculent deux femmes. L’état dans lequel nous basculons avec elles. Le roman de Zeruya Shalev est comme une fièvre. Son écriture nous engage, nous immerge, nous saisit. Pour en guérir, il faut aller au bout. Pour comprendre, il faut se laisser emporter dans la confusion de la vie.

Au cœur du roman de Zeruya Shalev se tient la question de la mémoire. Alors que Rachel approche de la fin de sa vie, Atara est bousculée par la mort qui s’invite dans sa famille. Dans un état de bouleversement intérieur, les deux femmes se livrent à une profonde introspection, puisant ainsi dans leurs souvenirs inexacts, les ressentis, les blessures installées et les secrets jamais tout à fait révélés. L’autrice, par le portrait d’une famille recomposée qui s’épuise à ne pas s’entendre, écrit la métaphore de peuples qui n’arrivent pas à faire pays. Elle raconte un territoire névrosé au sein duquel les identités s’affirment dans la radicalité, dans l’opposition et dans la peur. Tandis que ces deux femmes plongent dans leurs mémoires individuelles et familiales, Zeruya Shalev interrogent en écho la mémoire collective qui, elle aussi, est partielle, filtrée par ceux qui l’écrivent. Tout comme ces deux femmes ne veulent rien lâcher de leur passé, des peuples se raccrochent et s’accrochent. La complexité d’un territoire et d’une histoire est ainsi incarnée dans des corps fatigués et des pensées agitées. Avec force, Zeruya Shalev nous fait entrer dans la tête d’une femme confuse qui relie sa vie et interroge ses décisions. Celles prises dans un élan de passion amoureuse, celles qui se sont imposées à elle pour fuir un père violent, celles qui émanent d’un amour maternel et d’un mouvement de protection. Toutes ces décisions prises au regard des autres, pour les autres, sans jamais tout à fait sonder son propre désir. Stupeur est, à cet égard, un roman magnifique sur l’âme humaine. Il interroge la possibilité même que nous puissions faire des choix tant l’histoire nous contraint, tant nos positions sociales (de femmes notamment) semblent déterminantes. La tragédie humaine étant intrinsèquement liée à la question de la mort, c’est bien de cela qu’il s’agit dans Stupeur, finalement. Comment agissons-nous lorsqu’elle nous surprend ? Que vient-elle réveiller ? Comment vivons-nous sachant qu’elle n’est jamais bien loin ? Que faisons-nous de la mort qui s’empare de ces êtres aimés et qu’il faut honorer publiquement alors que l’on voudrait juste conjurer cet état de fait ? L’écriture est magistrale, le récit sans répit. Zeruya Shalev s’acharne et ne nous laisse pas le choix que de nous engloutir dans une histoire qui semble si loin de nous et qui pourtant convoque ce qui nous rassemble toutes et tous : la mort et la vie.

Les autres chroniques du libraire