Littérature étrangère

Eimear McBride

Une fille est une chose à demi

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photo libraire

Chronique de Charlène Busalli

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Eimear McBride avait 27 ans quand elle a écrit Une fille est une chose à demi. Il lui aura fallu neuf ans pour voir son roman publié, un véritable parcours du combattant. Une épreuve, c’est aussi ce que vit le lecteur en se plongeant dans ce texte hors normes et magnifique.

Certains chefs-d’œuvre se méritent. C’est le cas du premier roman d’Eimear McBride. Car il est de ces livres qui, dès les premières phrases, nous arrachent l’exclamation suivante : « Dans quoi me suis-je lancé ? ». Passé l’effet de surprise, certains auront peut-être envie de jeter le livre par la fenêtre. D’autres seront intrigués, ou prendront comme un défi le choix effronté d’une telle narration. Ceux-ci continueront leur lecture pendant quelques pages encore et, parmi eux, il y aura sans nul doute plus d’une âme pour se laisser envoûter par la sombre magie de ce texte. Dans Une fille est une chose à demi, Eimear McBride nous fait vivre de l’intérieur la vie d’une adolescente qui grandit dans la campagne irlandaise, avec un père absent, une mère dévote et un frère poursuivi par le spectre de la tumeur au cerveau dont on l’a opéré lorsqu’il était enfant. C’est à ce grand frère que la protagoniste s’adresse dans ce monologue intérieur, celui que sa mère menaçait d’envoyer chez « les handicapés » s’il n’était pas sage quand ils étaient petits, celui que tout le monde appelait l’attardé à l’école après avoir eu vent de son opération. Elle lui raconte tout. Comment elle n’a jamais pu supporter qu’on remette en cause sa santé mentale. Comment son désir à elle est né pour la première fois en présence de leur oncle, et comment ce dernier en a profité, dès ses 13 ans. Comment elle s’est sentie soulagée de quitter l’étroitesse de leur petite ville pour partir à l’université, quand bien même cela signifiait le laisser, lui, son frère, en arrière. Et, petit à petit, cette adolescente torturée gagne aux yeux du lecteur la densité d’une grande héroïne tragique, par la honte et la culpabilité qui l’assaillent sans répit, par son obstination à vouloir se noyer dans la douleur physique, par cette pathétique tentative d’expier ses fautes en leur opposant tout l’amour qu’elle n’a jamais cessé de ressentir pour son frère. Loin de l’exercice de style, c’est bien l’étrange narration qui donne toute sa puissance à ce roman. Car comment expliquer, par des tournures de phrases ordinaires, un mal-être si profond ? L’écriture rend les images convoquées par ce roman entêtantes. L’évocation des sentiments, de la douleur de la chair, du désir insatiable, ou encore de la culpabilité exacerbée par le catholicisme irlandais, n’est pas la seule force du livre. Entre autres images qui hantent le roman, celle du lac est digne des plus grands poèmes des bardes anglo-saxons. C’est le sublime au sens premier que les poètes romantiques donnaient à ce mot. Si Eimear McBride ne cache pas son admiration pour James Joyce et ses expérimentations narratives, on pense aussi à Virginia Woolf dans sa manière de sonder l’âme féminine et de tenter, coûte que coûte, d’exprimer par les mots ses angoisses les plus intimes. Dire de ce texte qu’il est bouleversant serait un euphémisme. Une fille est une chose à demi est un livre d’une force inouïe.

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