Bande dessinée

Mathias Énard

Prendre refuge

illustration

Chronique de Guillaume Boutreux

Librairie M'Lire (Laval)

S’il est des auteurs capables de construire des ponts entre le Moyen-Orient et l’Europe, au regard de leurs œuvres respectives, Zeina Abirached et Mathias Énard en font partie à n’en point douter. Avec Prendre refuge, en mêlant leurs sensibilités, ils ajoutent une pièce maîtresse à tous ces ouvrages d’art.

C’est avec Le Jeu des hirondelles paru aux éditions Cambourakis que Zeina Abirached a pris véritablement pied dans le monde de la bande dessinée. Récit autobiographique dans lequel l’auteur franco-libanaise nous relate un épisode de son enfance à Beyrouth, Le Jeu des hirondelles répond à un autre de ses livres, 38, rue Youssef Semaani, qui n’est autre que l’adresse à laquelle elle habitait alors. Cette bande dessinée, déjà riche du graphisme gracieux et épuré de Zeina Abirached, se déroule en une nuit au sein de l’appartement de famille. Les habitants de l’immeuble se sont réfugiés à l’annonce d’un bombardement sous le regard de Zeina, enfant, dans une ville minée par la guerre civile. Dix années plus tard, Zeina Abirached nous livre une autre facette de sa vie à l’aune d’un morceau de la mémoire familiale avec Le Piano oriental paru aux éditions Casterman. Elle explore cette fois-ci sa propre culture, double, tour à tour et à la fois libanaise et française. En parallèle, elle nous raconte une histoire inspirée de la vie d’un grand-oncle, inventeur émérite du fameux piano oriental. C’est à ce titre qu’il va, au milieu des années 1960, quitter le Liban pour parcourir l’Europe afin de présenter son invention. Zeina Abirached compare ainsi les expériences avec tendresse, humour et harmonie graphique. De son côté, Mathias Énard est bien loin d’être en reste. Lauréat du Goncourt 2015 pour son roman Boussole (Actes Sud), il a suivi des études d’arabe et de persan avant d’effectuer de longs séjours au Moyen-Orient. Son premier livre, La Perfection du tir évoque le point de vue d’un sniper dans une ville en état de guerre civile qui pourrait tout à fait être le Beyrouth de Zeina Abirached enfant. Les romans qu’il écrira par la suite puiseront toujours leur matière dans le bouillonnement de l’Orient en confrontation avec l’Occident, s’inspirant l’un l’autre dans une danse oscillant en permanence entre attirance et défiance. C’est donc tout à fait naturellement que Zeina Abirached et Mathias Énard en sont venus à collaborer à l’écriture de ce magnifique Prendre refuge (Casterman). Comme Le Piano oriental, cette bande dessinée se déploie sur deux récits parallèles. Le premier relate l’histoire de la relation entre Neyla, Syrienne réfugiée à Berlin, astronome de profession, et Karsten, jeune homme mélancolique qui va lui apprendre la langue allemande. Le second se déroule durant les prémices de la Seconde Guerre mondiale et imagine la relation entre les écrivains Annemarie Schwarzenbach et Ella Maillart lors de leur séjour en Afghanistan en 1939. Porté par l’élégance et la justesse graphique de Zeina Abirached, ce double récit nous montre avec subtilité les conséquences humaines de la guerre. Ces trois femmes – Neyla, Annemarie et Ella – ne peuvent que subir ce tourbillon monstrueux, inéluctable, qui met cruellement à nu les solitudes existentielles et dévaste les sentiments.