Bande dessinée

Marc-Antoine Mathieu

Le Décalage

illustration

Chronique de Guillaume Boutreux

Librairie M'Lire (Laval)

Plus de vingt années après la parution du premier tome de ses aventures (L’Origine, Delcourt, 1990) et huit ans après son périlleux voyage dans La 2,333e dimension, Julius Corentin Acquefacques est de retour, plus que jamais prisonnier des rêves.

Pour être tout à fait exact, notre (anti ?) héros métaphysique aurait être de retour dans ce sixième volume très justement intitulé Le Décalage. Or, celui-ci brille au contraire par son absence. Le fait est que Julius est en retard de six pages exactement par rapport à l’histoire dont il est censé être le héros. Pourquoi ce retard ? L’explication, bien qu’absurde, semble claire. Julius aura encore une fois « rêvé trop fort » et ainsi franchi le mur du temps. Dès lors, tout comme lui, le lecteur est dans l’obligation de se raccrocher à l’histoire en cours sans pouvoir y prendre part, et ce dès la couverture qui nous montre, fait étrange, la toute fin du premier chapitre. Quelques proches de Julius tenteront bien de le retrouver pour pouvoir enfin remettre l’histoire sur ses rails. Mais peine perdue ! Julius et le lecteur ne pourront que les observer en train d’errer, puis de s’égarer dans le désert du Grand Rien. Entre-temps, tout en recherchant notre cher disparu, Hilarion Ozéclat, les frères Dalenvert et le professeur Ouffe se perdront également dans un non-sens du meilleur goût entre conjectures philosophiques et jeux de mots poético-mathématiques pour le plus grand plaisir du lecteur. Quel plaisir en effet de savourer les pages stupéfiantes d’une bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu ! Qu’elles soient décalées, voire même déchirées, elles nous éclaboussent sans coup férir du talent en noir et blanc de ce dessinateur hors normes. Depuis L’Origine jusqu’à l’étonnant album 3 secondes (Delcourt), en passant par Le Dessin (Delcourt) ou Les Sous-sols du Révolu (Delcourt), Marc-Antoine Mathieu n’a pas son pareil pour manier avec brio des concepts parfois fort abstraits, qu’il transmet en souplesse à son lecteur grâce à un humour et une finesse rares. Là où d’autres tombent dans le panneau de l’hermétisme et du snobisme, ce virtuose de la mise en abyme et du contre-pied scénaristique évite l’écueil avec élégance et parvient à conserver dans son propos comme dans son dessin une simplicité et une efficacité qui en font toute la beauté. Bref, Marc-Antoine Mathieu est un infatigable explorateur de l’objet livre, heureux entremetteur du fond et de la forme. Loin du gadget gratuit, il expérimente sans cesse de nouveaux modes de narration, à l’exemple de ce dernier chef-d’œuvre. Prenez donc le temps de lire Le Décalage jusqu’à la fin pour en découvrir le début. Quitte à subir un torticolis temporel du meilleur effet, ce voyage dans le temps raffermira (le cas échéant) les cerveaux les plus ramollis et redonnera vigueur aux enthousiasmes déficients.