Littérature étrangère

Hanna Bervoets

Les choses que nous avons vues

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photo libraire

Chronique de Cécile Lemercier

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Récit féroce et terriblement ancré dans la culture actuelle, Les choses que nous avons vues reflète une réalité qui dérange. Dans un style inattendu et incisif, Hanna Bervoets livre une analyse fine et nécessaire sur la condition de modérateur de contenu, un métier absolument crucial et qui demeure invisible.

Les modérateurs sont confrontés à la violence, celle des mots et celle des images. Cet afflux quotidien revêt un impact considérable sur les individus qui en ont la charge. Ce sujet intriguant, Hanna Bervoets l’explore sans sensationnalisme et l’attaque avec mordant. Sur le ton de la confession, nous découvrons Kayleigh qui se présente à un poste de modératrice de contenu pour une entreprise en ligne qu’elle n’est pas autorisée à nommer. Son nouvel emploi consiste à évaluer une quantité abondante de vidéos, d’images et de textes choquants et de supprimer ce qui ne peut rester en ligne. Ces choix sont à effectuer en fonction de consignes très spécifiques définies par la société « Hexa ». Malgré l’atmosphère déroutante et les informations difficiles qui la submergent, Kayleigh parvient à tisser des rapports avec d’autres collègues. Eux aussi subissent les pressions de ce nouvel emploi, l’application systématique des règles internes et une déformation de la réalité. Même au-delà du cadre du travail, Kayleigh continue à analyser les événements comme s’ils appartenaient aux données à traiter. Sa relation avec Sigrid se fait également de plus en plus désincarnée : culpabilité croissante et difficultés à communiquer s’immiscent entre les deux jeunes femmes. La Néerlandaise Hanna Bervoets passe sa génération au crible, en interrogeant notamment les nouvelles relations humaines, et compose un roman psychologique sondant le traumatisme individuel de chaque personnage. L’écriture est effrénée, imagée sous la forme improvisée d’un courrier adressé à un avocat qui intente une action en justice à l’encontre de l’ancien employeur de Kayleigh. Dans cette œuvre fascinante et extrême où ruissèlent souffrance et haine, ce sont toutes nos sociétés contemporaines qui sont mises à nu. Au cœur de ces écosystèmes violents, virtuels, sur-connectés, curieux, morbides et gloutons, les modérateurs sont inéluctablement broyés. Travail à très fort impact psychologique, d’une précarité indéniable, les modérateurs de contenu examinent ce qui se fait de plus insoutenable sur Internet, le plus souvent pour les plateformes de réseaux sociaux. Hanna Bervoets nous offre une plongée sans retenue dans un univers encore peu médiatisé où les limites entre vie privée et vie professionnelle s’estompent assurément. C’est un roman immanquable sur la perte des repères, vif et déconcertant. Il nous malmène, nous ravit et malgré toutes les saloperies d’aujourd’hui, il nous donne envie d’ouvrir grand les yeux.