Bande dessinée

Frank Le Gall

Le Dernier Voyage de l’Amok

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photo libraire

Chronique de Magali Chiappone-Lucchesi

Librairie du Rond Point / Actes Sud (Paris)

Il a fallu treize années pour que le tome 13 des aventures de Théodore Poussin nous parvienne. Paru par extraits en noir et blanc dans « Les Cahiers Théodore Poussin », voici l’album tant attendu de Frank Le Gall qui tient le cap de nos espérances.

Frank Le Gall a créé le personnage de Théodore Poussin en 1984 pour le magazine Spirou et c’est en 1987 que sort le premier tome chez Dupuis où le personnage se dévoile en anti-héros introverti et poétique. En 1928, Théodore Poussin est employé de bureau pour la Compagnie des Chargeurs Maritimes à Dunkerque et ne rêve que d’une chose : naviguer. C’est sans compter sur son destin qui prend les traits d’un certain Monsieur Novembre, ami fidèle et farceur tout autant qu’énigmatique, parfois cruel, véritable trouvaille littéraire de Le Gall. Poussin embarque enfin à bord du Cap Padaran pour l’Indochine où il espère y retrouver son oncle, le Capitaine Charles Steene. Préambule qui fera advenir les futures aventures de Poussin – entre quête mémorielle et récit initiatique – dans des contrées toujours aussi exotiques où le mystère a un goût de sang et où la poésie n’est jamais loin. Frank le Gall nous avait laissés avec son dernier album (Les Jalousies) au mois de décembre 1933. Poussin était alors obligé de céder son île aux pirates afin de sauver ses proches. Alors que dix ans séparent les albums de leur publication, Le Dernier Voyage de l’Amok se situe à peine trois mois plus tard, en mars 1934, sur l’ancienne cocoteraie de Théodore Poussin. Située dans l’archipel des Iles Riau à la frontière de la Malaisie et de Singapour, elle est désormais aux mains du Capitaine Crabb et de ses acolytes. Frank Le Gall s’attache toujours autant aux détails et aux personnages secondaires qui font tout le sel du climat qu’il souhaite apporter à ses lieux intérieurs ou extérieurs comme un port ou un café. C’est un plaisir constamment renouvelé que de s’attarder sur une case pour y décrypter les poses de tel ou tel personnage où rien n’est laissé au hasard jusque dans cette fumée de cigarette qui embrasse le troquet décrépi où Poussin a donné rendez-vous à une vieille connaissance. On a connu Théodore plus maigre, plus maladroit, plus timide ; on l’a connu amoureux, téméraire, mélancolique à souhait ; on l’a connu petit aux joues rondes et rosies dans La Vallée des roses avec des accents proustiens ; il nous apparaît aujourd’hui avec une barbe naissante et une assurance tranquille et audacieuse malgré son pantalon troué et sa veste rapiécée. Grâce à une discussion dont lui seul a le secret, Théodore sort des bas quartiers de Singapour avec ses comparses Martin et Novembre et parvient à obtenir assez d’argent pour acheter un nouveau bateau et engager un équipage des plus coriaces. Les voici donc, rasés de près, pour se préparer à leur prochain voyage où il est question de reprendre l’île à Crabb et ce, coûte que coûte, comme l’annonce de façon rageuse le nom du voilier que Poussin a baptisé lui-même « L’Amok ». Frank Le Gall a l’obsession du rythme toujours tenu et soutenu grâce au suspens, à l’humour et aux mystères qu’entretient de manière géniale le sibyllin Novembre. Ce voyage sera peut-être l’ultime voyage, peut-être pas, toujours est-il qu’au final, il sera temps, comme le disait Tchekhov, « d’enterrer les morts et de réparer les vivants ».