Littérature française

Marie-Hélène Lafon

Nos vies

illustration

Chronique de Betty Duval-Hubert

Librairie La Buissonnière (Yvetot)

Observation minutieuse et attentive d’une femme, Gordana, dont Marie-Hélène Lafon déroule l’intimité. Intimité que l’on entrevoit, que l’on invente et que l’on façonne méthodiquement. Gordana est singulière, elle parle aussi de nous, de nos vies étriquées et rêvées, malmenées et adoucies. Elle dit nos solitudes, amples et vertigineuses.

Première sélection du Prix Goncourt 2017

 

Gordana est caissière dans un supermarché parisien, immuable, vissée sur son tabouret, laborieuse, taiseuse, invisible et pourtant si présente et si humaine. La narratrice l’observe minutieusement, attentivement, deux fois par semaine, sans déroger au principe d’attente, au rituel des courses, à la fréquentation de la même caisse. Précisément parce qu’il y a Gordana et qu’elle peut lui inventer, lui imputer des vies multiples, une famille éloignée, des amours délaissées, des rêves abandonnés, casés dans un coin comme oubliés. Elle se nourrit de sa solitude, de sa vie imaginée, se plaît à évoquer sa solitude propre, autre, singulière, à convoquer les siens, ses proches dans un temps et dans un lieu autre, moins anonyme, peut-être plus rural où les liens sociaux et familiaux étaient moins étirés, moins distendus. Le ton emprunté n’est pas nostalgique, plutôt sociologique, fait d’une analyse scrupuleuse et bienveillante. Elle observe, scrute, invente ce qui n’est pas perceptible à l’œil nu mais plausible. Comme une voyeuse habituée à observer, à regarder par en dessous pour voir ce qui s’y déroule, elle accède aussi à sa propre nudité, se laisse aller à ses souvenirs, à son amour inoubliable et perdu. Elle tisse ce réseau de vies intimes entrelacées, ces solitudes noyées de chagrin, ces solitudes profondément humaines, presque normales si l’on n’y prête pas attention. Et Marie-Hélène Lafon a ce talent exceptionnel et singulier de prêter plume, style et attention aux petites gens, aux petits riens qui nous fondent, au labeur intransigeant autant que la vie l’est, rugueuse et intransigeante. Gordana est l’une d’elles, invisible et mystérieuse, portant tout son poids de vie, de secrets, de joies et de désappointements. Elle est comme était Joseph (Buchet Chastel puis Folio), ouvrier agricole habité par son labeur, sa force de travail louée et ses démons intérieurs. Discrète comme lui, rigoureuse et méthodique à l’instar de celle qui l’observe, laconique, refusant presque de créer tout lien affectif et émotionnel avec ses clients habitués et habituels, elle suscite pourtant la curiosité, l’empathie, le désir d’en savoir davantage, de confronter l’imagination à la réalité perçue. Le récit – les récits devrions-nous dire – sont précieux et la langue précise. Ces solitudes urbaines ou rurales sont magnifiées par la prose de Marie-Hélène Lafon. Lire ses romans participe d’un enchantement assez rare qui autorise la rencontre et le partage au sens très large des termes, avant tout littéraires.