Bande dessinée

Étienne Davodeau

Les Ignorants

illustration
photo libraire

Chronique de Enrica Foures

Librairie Lafolye & La Sadel (Vannes)

Étienne Davodeau aime les gens. Il aime tout autant la modestie et l’authenticité. Fictions ou documentaires, il nous fait partager de page en page, de livre en livre, des quotidiens de personnes hors normes, sur lesquelles ni les modes, ni les conventions ne semblent avoir de prise. Le quotidien de gens libres en somme.

Ami de longue date de Davodeau, Richard Leroy, vigneron de son état, accepte un jour de participer à un nouveau projet du dessinateur. Celui-ci a dans l’idée de venir faire une incursion dans la vie de Richard afin de pénétrer son univers et, en retour, initier ce dernier au monde de la bande dessinée. Chacun étant bien sûr totalement néophyte de la passion de l’autre.

S’il n’était question que de partage de connaissances et de techniques professionnelles, le livre, aboutissement de cet échange, aurait pu être vain. Mais ce projet va bien au-delà. À la découverte, toutefois très intéressante, de ces métiers qui n’ont, au premier abord, rien en commun, s’ajoute une autre dimension. Une réflexion profonde sur une certaine conception de la vie apparaît en effet en filigrane. Cette vision commune de l’existence lance alors des ponts improbables entre le travail des vignes et celui du dessinateur. Leur existence, Davodeau et Leroy l’envisagent, tout comme leurs indissociables métiers respectifs, en marge des figures imposées, en retrait d’un certain système basé sur les modes, la surproduction et la surconsommation. Un système qui encourage la médiocrité. Guidés par une éthique sans faille, leurs valeurs sont paradoxalement humanistes et égoïstes, ouvertes d’esprit et têtues. Une force de caractère essentielle à leur survie et à ce qui reste pour eux un maître mot : la qualité de leur travail. S’ils accueillent toujours avec bienveillance les remarques et expériences de leurs confrères, pour peu que ceux-ci partagent avec eux leur manière de penser exigeante (et intelligente), ils n’en renient pas pour autant leurs convictions profondes.

Étienne Davodeau, tout comme les auteurs qu’il évoque dans le livre, de Marc-Antoine Mathieu à Jean-Pierre Gibrat, en passant par Moëbius ou Étienne Lécroart, a une vision éminemment personnelle du travail d’auteur de bande dessinée. Quoi de plus différent qu’un dessin beau et coloré de Gibrat, qu’une planche de Mathieu, heurtant par son noir et blanc tranché, ou bien encore qu’un livre de Davodeau avec son trait délié, parfois proche du croquis ? Mais tous se rejoignent sur le fait qu’on ne peut, et même qu’on ne doit pas plaire à tout le monde, que leur œuvre doit avant tout parler d’eux et leur plaire à eux avant d’aller rencontrer le public. Cette authenticité, on la retrouve chez Richard Leroy, ainsi que chez les viticulteurs qui ont la même manière que lui de considérer le travail des vignobles. « J’admets que mon vin doit d’abord me plaire à moi », dit Richard. Cette passion égoïste amène l’exigence. Et c’est cet amalgame qui donne les plus grands vins, les plus grandes œuvres. Leur moteur à tous est l’amour de leur travail, l’amour d’un travail excellemment fait dont les défauts se muent en qualités.

Partager un peu de leur vie avec un « ignorant » leur apporte en retour un regard neuf et spontané sur une activité qui n’a plus de secret pour eux. Détachées par définition des conventions, cette naïveté et cette franchise bienvenues amènent des commentaires quelquefois pertinents et un certain recul sur un univers qu’ils connaissent trop bien. Qui d’autre en effet qu’un « ignorant » oserait affirmer que Moëbius, « c’est pas bon » (et argumenterait), ou jetterait un verre de grand vin (à plus de 100 euros la bouteille) dans l’évier sans sourciller ? La notion de « sacrilège » n’existant pas pour eux, ils sont donc libres de faire et dire ce que bon leur semble, menés uniquement par leurs goûts et leur sensibilité. Quelle est donc notre part de libre-arbitre dans nos affirmations lorsque l’on se prononce sur la qualité de quelque chose dont on connaît la valeur aux yeux des « connaisseurs » ? Quelle part d’influence y a-t-il ? Où se situent l’objectivité et la subjectivité dans notre jugement ? Qu’est-ce qui fait un grand vin, une œuvre d’art ?

Le récit et le dessin de Davodeau sont, comme à leur habitude, fluides et plaisants, et entraînent le lecteur dans le sillage des deux hommes. De coteaux en imprimerie, de viticulteurs en auteurs et de dégustations en découvertes littéraires, l’ignorance de chacun des deux protagonistes crée une double connivence avec le lecteur qui se régale de ces « secrets d’alcôve » , tout en ayant l’impression d’être le troisième « ignorant » du livre, personnage invisible et privilégié, perpétuellement sur leurs talons. La curiosité réciproque de Richard et Étienne aiguise la nôtre. Les analogies qu’ils s’amusent à découvrir entre le métier de dessinateur et celui de viticulteur, on les retrouvera dans toutes les passions créatrices. Et ce, quel qu’en soit l’objet. Le cœur mis à l’ouvrage, l’angoisse de ne plus avoir la totale mainmise sur ses créations, l’accueil et les critiques des autres… Il s’agit toujours du même processus et des mêmes craintes. Tout comme Richard, Étienne et les autres, peu importe la passion, le métier. Ce qui rapproche (et éloigne) les gens les uns des autres, c’est une manière de penser. Et celle qu’Étienne Davodeau prise par-dessus tout, c’est l’honnêteté, envers soi-même… et envers les autres. Un état d’esprit louable et une bouffée d’air frais par les temps qui courent. Encore merci, messieurs.

Les autres chroniques du libraire