Littérature étrangère

Pablo de Santis

La Soif primordiale

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photo libraire

Chronique de Renaud Junillon

Librairie Lucioles (Vienne)

Le souffle de la littérature fantastique traverse le roman de Pablo de Santis, qui propose une relecture du mythe du vampire. Comme toujours chez l’auteur argentin, l’essentiel se joue entre les lignes, où filtrent une réflexion sur le statut de l’écrivain et sur le pouvoir quasi surnaturel de cet incroyable objet que l’on nomme « livre ».

Lire un ouvrage de l’écrivain argentin Pablo de Santis, c’est accepter de s’embarquer pour un périple à la lisière du rationnel et du fantastique, à la frontière des ténèbres et de la lumière. C’était le cas avec des romans comme Le Cercle des douze – hommage aux auteurs fondateurs du roman policier, qui raconte la réunion des douze plus grands détectives du monde lors de l’exposition universelle de 1889 dans un Paris où se déchirent modernes, réactionnaires et forces occultes. Ou encore Le Calligraphe de Voltaire, tonitruant roman fantastico-historique mêlant les aventures et les péripéties de Dalessius, calligraphe et secrétaire de Voltaire chargé d’enquêter sur l’affaire Calas. À nouveau, Pablo de Santis (re)visite les littératures fantastiques, mères de nos mythes modernes, entre clins d’œil ludiques et références littéraires, en s’interrogeant sur les vampires, ces êtres dominés par la soif du sang, « la soif primordiale ». Le livre débute par un souvenir. Notre narrateur, Santiago Lebron, se remémore une scène primitive de son enfance, une bravade dans la cour d’école qui se termine par une vitre cassée et une punition à la bibliothèque municipale. Ce souvenir nous révèle deux éléments qui vont marquer à jamais la vie de Santiago, même s’il ne le sait pas encore. Le premier est le trouble mêlé de fascination qu’il ressent à la simple vue de la goutte de sang perlant sur la main de sa camarade blessée par un bris de verre, le second est la découverte de la lecture et l’attirance pour les livres non massicotés qui semblent détenir de mystérieux secrets. Tout est déjà en germe. Adulte dans le Buenos Aires des années 1950, Santiago devient réparateur de machines à écrire et se retrouve par hasard rédacteur de la rubrique ésotérique du journal qui l’emploie. Un monde étrange prend forme sous ses yeux, à commencer par le ministère de l’Occulte, qui le réquisitionne comme informateur et l’envoie à une réunion de professeurs se consacrant aux mécanismes de la croyance et aux peurs traditionnelles. Le mystère s’épaissit avec l’apparition des « Antiquaires », êtres surnaturels traversant les siècles, qui ont la particularité de vivre dans l’ombre, au milieu de vieux objets et de vieux livres… Bien sûr, l’ombre du grand Borges plane sur le roman, imprégnant jusqu’à la librairie des livres d’occasion que tiendra notre héros et le « rayon des œuvres dépareillées », où les différents volumes esseulés attendent un client, complétant ainsi une sorte de puzzle grand comme le monde. D’autres pièces de puzzle apparaissent, qui se présentent comme autant de pistes : cette soif « primordiale » n’est-elle pas la soif indispensable de liberté du peuple argentin des années Peron ? À moins que cette soif originelle mais inextinguible ne symbolise l’absurde condition humaine ? Et cet « antiquaire » retiré du monde, mais qui le hante malgré tout à travers la lecture et l’écriture, n’est-il pas un double de l’écrivain ? Pablo de Santis joue avec les effets de miroirs et les niveaux de lecture ; au lecteur de s’en saisir et de compléter ainsi une sorte de puzzle vaste comme la littérature.