Bande dessinée

Christian Lax

Un certain Cervantès

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photo libraire

Chronique de Margot Engelbach

Librairie La librairie (Clermont-Ferrand)

Loin de la France et des courses cyclistes, Lax nous entraîne cette fois aux États-Unis sur les traces de Mike Cervantès, jeune vétéran d’Afghanistan, que la lecture du Don Quichotte va transformer. Ancré à la fois dans la littérature, les arts graphiques et la politique, Un certain Cervantès est un récit intelligent et dense. Voici quelques planches et les réponses de Lax à nos questions.

Mike Cervantès, jeune Américain aux prises avec la justice, est envoyé pour six mois en Afghanistan où il perd un bras lors d’une attaque menée par son blindé. Entre le syndrome post-traumatique et sa condition de mutilé, Cervantès (comme son homonyme quatre siècles plus tôt) ne trouve plus sa place dans la société. La lecture d’une édition du Don Quichotte, illustrée par Gustave Doré, va donner une nouvelle direction à sa vie. Il décide de devenir un redresseur de torts et de prendre la défense des opprimés. Ses causes : la crise des subprimes, la censure dans les bibliothèques, les travailleurs exploités, mais aussi Internet, considéré comme une nouvelle Inquisition. Sancho sera Tranquillo, un candidat à l’immigration clandestine, sa dulcinée, la jeune prothésiste qui s’occupe des vétérans, le cheval Rossinante, une vieille Mustang, et les moulins, des monolithes de nuit dans le désert. « Il a lu trop de bouquins et ça l’a rendu barge. » Le diagnostic du psy du FBI qui est à ses trousses est sans appel. Réflexion sur la société qui nous entoure autant que sur le rôle de la lecture et de la littérature, la bande dessinée de Lax laisse peu d’espoir, mais amène chaque lecteur à s’interroger sur les dérives de notre société et sa capacité à agir et à changer les choses.

 

Page — Dès le titre, et à de nombreuses autres reprises au long du récit, vous placez votre bande dessinée sous le signe de la littérature. Mais elle a des vertus contradictoires, car elle semble à la fois le levier d’une ouverture d’esprit et la cause de la perte de repères de votre personnage principal. Quelle importance lui accordez-vous ?
Lax — Je crois plutôt que c’est le sort fait à la littérature, à travers l’intolérable censure de certains livres, qui fait que Mike Cervantès sort de ses gonds et se « donquichottise ». La mise à l’index d’œuvres littéraires qui dérangent – hier les romans de chevalerie chers à Don Quichotte, aujourd’hui la même Inquisition envers certains livres –, montre à quel point la littérature est un instrument fondamental, à la portée de tous, pour l’acquisition des savoirs et de la réflexion. Le livre, c’est l’accès à la connaissance, à l’esprit critique, un outil pour fabriquer des citoyens qui pensent. Et c’est bien pour cela que nombre de dictatures politiques et religieuses ont ordonné, et ordonnent encore qu’on les brûle. Même si certains livres véhiculent des idées nauséabondes, le bilan de ce média est très largement positif. Le Don Quichotte de Cervantès est le premier roman qui soit aussi une critique de la lecture, puisque son infortuné personnage principal, fasciné et inspiré par les aventures littéraires des plus héroïques chevaliers, se met à vouloir imiter ses héros. Ce lecteur impénitent et idéaliste devient le plus célèbre précurseur de l’anti-héros.

Page — Mike Cervantès, votre héros, a une vie comparable à celle de Miguel de Cervantès (expérience de la guerre, bras gauche invalide, séjours en prison...), mais dès qu’il découvre Don Quichotte (par curiosité, car il en a marre que l’on se trompe de prénom), Mike devient ce personnage « défenseur des faibles et de toutes les catégories d’opprimés » et s’affuble même de son Sancho Pança. Pourquoi avoir choisi de l’assimiler à la fois à l’auteur et à son célèbre personnage ?
Lax — Don Quichotte, tout comme son auteur Miguel de Cervantès, évolue au XVIe siècle dans l’Espagne de l’Inquisition. Un pays très métissé, où l’Église catholique, sous l’impulsion du pape Sixte IV et d’Isabelle la Catholique, se déchaîne contre tout ce qui risque de l’affaiblir. Les Maures, les juifs et les protestants en payèrent le prix. Cinq siècles plus tard, les mêmes ingrédients, intégrismes religieux, racisme et antisémitisme, produisent les mêmes effets. Ce bégaiement de l’histoire, cet éternel retour de l’obscurantisme, m’ont tout naturellement conduit à faire de D.Q. un acteur contemporain qui se révolte contre le désordre établi. Cela dit, dès que je me suis penché sur la biographie de Miguel de Cervantès, j’ai découvert un personnage incroyablement romanesque dont je ne pouvais pas faire abstraction. Si D.Q. est ce personnage déjanté, accumulant les déboires et les déconvenues, s’en relevant et repartant sans cesse à l’assaut des citadelles qu’il voit se dresser devant lui, il le doit au parcours chaotique et aventureux de son auteur. Évoquer la vie du grand écrivain espagnol en proie aux violences de son temps, à travers un jeune Américain qui est son double contemporain et doit faire face aux tyrannies et aux Inquisitions contemporaines, devenait une évidence. Mike Cervantès ne réécrit pas un nouveau Don Quichotte, mais il en endosse le rôle, ce qui est une manière de remake.

Page — Le deuxième axe de lecture est davantage politique. Votre personnage principal se bat contre une société qui ne tourne pas rond, que dirigent l’argent et le pouvoir, en pleine crise des subprimes. L’idée de situer votre histoire aux États-Unis s’est imposée d’elle-même ? En quoi cela sert votre récit ?
Lax — Si j’ai situé mon récit aux États-Unis, c’est pour le plaisir de dessiner ces paysages, que ce soit l’Ouest ou New York. Qui plus est, ce pays de l’ultralibéralisme exacerbé me donnait l’occasion d’une critique d’autant plus appuyée qu’il est celui d’où est partie la violente crise financière des subprimes de 2008, qui a ruiné des dizaines de milliers de ses citoyens. Les États-Unis sont aussi le terrain d’expérimentation des nouvelles Inquisitions. La dictature sournoise des géants d’Internet, qui participent à l’espionnage massif des internautes, la lutte acharnée contre l’État providence, les dérives sectaires de certaines Églises protestantes, le culte des empileurs de dollars… Et puis c’est sa puissance militaire et économique qui est allée mettre une pagaille monstre et durable au Moyen-Orient. J’avais là une Invincible Armada contemporaine dans laquelle enrôler mon propre Cervantès. Deux situations suffisamment similaires, à cinq siècles d’écart, pour me fournir des atouts sur le plan scénaristique et renforcer mon propos.

Page — Vous semblez dire qu’il faut se battre contre l’ordre établi. Dans le même temps, les tentatives de Mike restent vaines. Et les deux citations de Sartre et Stevenson qui ouvrent votre récit laissent peu d’espoir. Pensez-vous qu’on puisse encore changer les choses ou êtes-vous pessimiste ?
Lax — Rien n’arrête le pillage des ressources de la planète. S’entendre sur la nécessaire réduction de toutes nos pollutions s’avère impossible. Les réfugiés climatiques vont s’ajouter d’ici quelques années aux millions d’exilés chassés de chez eux par des conflits sanglants. Des milliers de kilomètres de murs sont érigés un peu partout pour repousser les indésirables. Le dieu Fric domine le monde, les grands groupes capitalistes sont exonérés de leurs devoirs de contribuables, donc de solidarité, par des chefs d’État complices ou impuissants… Si un peuple s’avise d’élire des représentants désireux de renverser la table de ce banquet où se pressent toujours les mêmes requins, il s’entend dire par quelqu’un qui a dirigé un paradis fiscal au cœur de l’ Europe, pendant presque dix-neuf ans, qu’ « il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Et voilà que, quelques semaines plus tard, des parlementaires français proposent de rendre le vote obligatoire ! Comment être optimiste ?

Page — Quel est le livre qui vous a marqué en 2014 ?
Lax — Une des lectures qui m’a le plus marqué en 2014 est Au revoir là-haut, où Pierre Lemaitre raconte avec force et drôlerie la tragédie et les bassesses des lendemains de 14-18 .Une galerie de personnages cyniques, plus ou moins cabossés par la Grande Guerre. Peinte avec jubilation par un auteur dont la petite musique m’a d’autant plus parlé que j’étais plongé dans la longue réalisation de mon Cervantès avec le même genre d’objectif : dénoncer, à travers une alternance de moments tragiques et de moments plus légers, quelques-unes des Inquisitions les plus dévastatrices d’aujourd’hui, potentiellement génératrices de nouveaux Don Quichotte.