Essais

Paul Morand , Jacques Chardonne

Correspondance

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photo libraire

Chronique de Clémence Mary

Média France Culture (Paris Cedex 16)

Il est des livres dépassés par leur propre légende. Parmi eux trône la Correspondance enfin publiée entre Paul Morand et Jacques Chardonne, amis et écrivains de droite revendiquée ayant vécu la France occupée du mauvais côté de la barrière. Cet exceptionnel témoignage sur la France des années 1950 passera-t-il au rang des classiques de la littérature épistolaire ? Pour l’heure, c’est avec une curiosité et une jubilation coupables que spécialistes et novices découvriront ce premier tome. Cet événement éditorial vient couronner plus de quarante années d’attente qui n’ont fait que cultiver le mystère et le parfum de scandale. C’est aussi une bombe à retardement programmée par ses auteurs, qui soumettent en 1967 la publication de leurs piquants échanges à une clause bien spéciale renvoyant celle-ci après l’an 2000. Souci de ne pas froisser leurs contemporains ou honte à l’idée d’accentuer un discrédit déjà lourd, dans un après-guerre peu enclin à la compassion envers d’ex-vichystes à peine repentis ? Même après la date fatidique et plusieurs générations de Gallimard, il aura fallu encore treize années et la contribution successive de trois spécialistes pour venir à bout d’un travail d’édition titanesque. C’est que le contenu de ce monument épistolaire (un bon millier de lettres échangées entre 1949 et 1960) peut poser quelques problèmes éthiques. En effet, la communauté d’âme qui unit ces deux infréquentables n’a d’égale que l’abjection suscitée par leur racisme, misanthropie et dégoût d’une époque « démocrassouillée » par le socialisme et une jeunesse convertie aux diktats anglo-saxons. Est-ce par nostalgie des années Folles que Morand, sportif et mondain, tient à « rester dans le coup », briquant sa voiture de course autant que sa coiffure ? Ou avec l’espoir pathétique d’un retour en grande pompe sur le devant de la scène ? Promesse permise par le culte que leur vouent les Hussards – Roger Nimier à leur tête – incarnant le renouveau d’une droite littéraire qui finira par lasser nos deux vétérans, comme le reste d’ailleurs… Ce que donne à lire l’échange, dans une liberté et une intimité extraordinaires, c’est ce paradoxe : on n’a de cesse de dénigrer ses contemporains en même temps qu’on jouit de son époque. « Gaulle », Malraux, Cocteau, sont les cibles favorites ; Sagan, l’Académie Goncourt « enjuivée » et même Gaston Gallimard ne sont pas en reste. Mais deux lignes plus tard, on est plein de sollicitude pour la maladie de l’épouse, on s’auto-congratule jusqu’à l’os, on évoque avec bonheur son potager ou À bout de souffle. Dans cette solitude à deux, Morand exilé en Suisse trouve en Chardonne une fenêtre sur la vie parisienne, et lui offre en retour le réceptacle à un fatalisme apaisé. Cet échange sulfureux mais passionnant, dont le succès inquiète certains, est bien recontextualisé par la préface de Michel Déon et un appareil critique qui aurait cependant pu être renforcé. La meilleure des conjurations ne réside-t-elle pas dans une confrontation éclairée à ce sombre passé littéraire, afin d’en apprécier le style tout en mettant les idées à distance ?

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